dimanche 29 avril 2007

En boire une, toute une.

Je suis confus.

J’ai reçu un billet, discrètement glissé sous ma porte. Et, depuis, je ne tiens plus en place. Mais qu’est-ce que j’ai fait? Rien, je le jure. Or, il semble bien que c’est de ça qu’on m’accuse. Rien. De l’inertie. J’aurais été insouciant au milieu de mes écrans, je n’aurais pas agi. Et me voilà sermonné comme un enfant.
J’ai conservé ce qui ne m’appartenait pas. Mais peut-on redonner un talisman?
Il est rare tout de même que la lecture d’un billet donne des palpitations! Mais j’ai fini de lire ce qui a été glissé sous ma porte, le front perlé de sueur et la chemise en lavette.
Mais où elle est cette tasse dont je n’aurais jamais dû me servir? Qu’ai-je fait de cette masse de terre cuite?
Un vulgaire récipient. On me fait la morale pour un récipient…

J’en étais à m’éponger le front, quand Emmanuelle Alba est entrée.
- Salut boss! Oh! boy, ça va pas fort à matin… (vous remarquerez la très grande familiarité de mon assistante, ça se dégrade avec les sessions.) Dites, avez-vous croisé un spectre? Vous êtes livide!

Pour toute réponse, je lui ai remis le billet.
Monsieur Lint, y était-il écrit,
Il y a quelques mois de cela maintenant, par empathie intellectuelle et universitaire, par compassion collégiale, je vous ai offert un café. Vous ne le savez peut-être pas, et ce serait compréhensible, puisque vous dormiez à ce moment-là. Or, ce café, il était dans une tasse qui m’appartient. (…)
Auriez-vous l’extrême amabilité de me la rendre, je vous prie?
Bien amicalement, cher collègue,
Victoria Welby



Vous savez tout. Elle veut ravoir sa tasse.

- Boss, c’est quoi cette affaire?, s’est exclamée tordue de rire Emmanuelle, que j’aurais bien assassinée sur place, n’eût été de ma profonde perplexité.
J’ai sorti du tiroir la pièce à conviction. La tasse. Une simple tasse à café. Elle ne pouvait pas s’en racheter une autre ? C’est quoi cette affaire : donne, dédonne, comme disait ma mère (en fait je n’ai jamais compris ce qu’elle voulait dire par là, mais bon, on fait ce qu’on peut avec son patrimoine génétique).
- Vous vous êtes servi de la tasse de Victoria W tout l’hiver ! Et vous n’avez rien dit ?
- J’étais censé faire quoi ?
- La vendre sur e-bay ! La lui redonner. La remercier. Ça vous a pas tenté de lui parler ?
- Je ne sais même pas qui c’est…
- Victoria W ? Arrêtez, boss… Sur quelle planète vivez-vous ?
- À l’UVAM.
- Ça va, on a compris. Vous êtes l’ovni de l’UVAM, oui ! Victoria W, c’est l’écrivaine en résidence du Département. Une vedette. Elle fait dans la littérature érotique.
- C’est bien ce qui me gène. Que va-t-on dire de moi ? J'ai lu quelques-uns de ses textes, j'ose à peine l'avouer.
- Mais quel prude ! Arrivez en ville, boss. On est au vingt-et-unième siècle. Plus personne n’a peur de la sexualité. Et c’est pas parce qu’elle fait dans l’érotisme qu’elle est un cochonne. Vous êtes drôles, vous les hommes. Vous pensez rien qu’au sexe et, quand une femme se donne la peine d’en parler, vous sautez immédiatement aux conclusions. Ou alors, vous voulez la sauter. Grow up, boss !

(Un ange passe.)

- Je fais quoi moi, alors ?
- Ben, c’est simple. Vous sortez de votre carapace, vous ouvrez la porte de votre chaire et vous vous rendez au bureau de Mme Victoria Welby lui remettre sa tasse.
- Juste comme ça…
- Vous en profitez pour la remercier, pour vous enquérir de sa santé, et vous l’invitez à aller prendre un café avec elle.
- Vous êtes folle! Me faire voir en public avec cette, cette…
- Cette quoi?
- Je ne sais pas.
- Une écrivaine? Une femme? Boss, déniaisez-vous. Vous rêvez de la littérature de demain et vous êtes même pas capable de regarder en face la littérature d’aujourd’hui. Ça vous ferait du bien un peu de, de, d’air frais, disons! Ça vous déniaiserait. Vous vivez dans vos fantasmes. Et ça commence à sentir mauvais dans votre chaire. Il est temps d’ouvrir les fenêtres.
- Elles sont verrouillées, je n’y peux rien.
- C’t’une métaphore, boss… Une figure de style. Et c’est juste une tasse...

J'ai chassé Mlle Alba de mon bureau. J'en avais assez de son insubordination.
Moi, Éric Lint (Lint comme dans pain ou main et pas comme dans print ou flint, je tiens ici à le préciser), titulaire de la Chaire de recherche en littérature transgénique, seule maître à bord, je dois prendre mon courage à deux mains et redonner à V. W. ce qui lui appartient.
Je me sens comme un enfant pris en flagrant délit.
Et, le pire, c’est que je m’ennuierai de cette tasse. J’avais appris à m’en servir. Elle était confortable. J’aimais y tremper mes lèvres. Le liquide restait chaud de longs instants. Les fines rainures étaient plaisantes, j’en ressentais la délicatesse dans la paume de mes mains. Sa forme était féminine. Et son anse, son anse n’était pas cassée.

Je ferai un homme de moi.
J’irai de ce pas lui rendre son dû.
Juste après ces dernières expériences qui m’appellent toutes affaires cessantes.

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