dimanche 1 avril 2007

La machine à petites lues


To continue reading at today's speed I must have a machine.
Robert Carlton Brown

Bien avant la création (par votre humble serviteur) de la littérature transgénique et du protocole TRANSLIT (malheureusement, toujours sur la table de travail), d’autres inventeurs ont entrepris de proposer des machines destinées à révolutionner l’art du texte et de la lecture, même si leurs entreprises, louables à défaut d’être convaincantes, ont connu leur lot d’infortunes.
Mon favori est sûrement Robert Carlton Brown et je ne peux m’empêcher de vous décrire sa machine à petites lues, qui est une source inépuisable d‘inspiration quand je m’échine sur le clavier de mon ordinateur à trouver les foutues lignes de code qui changeront ce charabia que je produis en véritable joyaux de l’humanité.
La machine à petites lues de Bob (excusez la familiarité…) a été créée il y a plus de soixante-quinze ans, avant l'invention de l'ordinateur et la commercialisation de la télévision ! Je vous jure.
Bob en a présenté le tout premier modèle en 1930. Il avait compris que tous les arts sauf la lecture avaient connu un développement important lors des deux premières décades du vingtième siècle. La peinture et la sculpture, avec le cubisme, l'écriture avec les modernistes, la musique, l'architecture, le théâtre, la danse, le cinéma; tous avaient subi une révolution qui en avait accéléré le renouvellement. Seule la lecture traînait de la patte, attachée au livre, au papier et aux lignes qui doivent être parcourues d'une façon archaïque, de haut en bas, de gauche à droite, dans un mouvement inutilement compliqué.
Il décida d'en repenser la pratique et de mettre au rancart le livre. C'est l'invention de la machine à petites lues (ausi connue sous le nom de "readies").
Cette machine se voulait révolutionnaire. Elle devait permettre de lire en dix minutes un texte de cent mille mots (ce n’est pas une erreur de transcription!), vitesse rendue possible grâce à une nouvelle conception de l'imprimerie.
L'impression du texte ne devait plus dépendre de machines traditionnelles mais de procédés photographiques modernes, sur des rouleaux d'un tissu miniature et transparent, qui pouvaient être transportés dans des boîtes à pilules. Le « microfilm » était fait pour se dérouler sous une bande de verre grossissant de trente centimètres de long. Le lecteur était ainsi libéré du livre, de la nécessité de le tenir, de tourner les pages et de les garder propres, d'avoir à faire osciller ses yeux. C'est le texte qui bougeait, qui allait vers le lecteur, plutôt que l'inverse, ce qui devait accélérer le processus de lecture.
La machine devait être facile d'utilisation. Sortant le petit rouleau de son boîtier, le lecteur le glissait dans la machine, il fixait le régulateur de vitesse, puis actionnait le moteur, faisant dérouler devant ses yeux cent, deux cents, trois cent mille mots, tout comme on laisse défiler les images au cinéma. Il devait capter sans efforts les mots qui défilaient, et l'accès à leur signification était accéléré.
Le rythme de la lecture pouvait ainsi rejoindre celui des activités de l'homme moderne. S'il le désirait, le lecteur pouvait ralentir le rythme du défilement du texte, comme il pouvait l'accélérer. Il pouvait revenir sur un chapitre, le relire et repartir de plus belle. Le verre grossissant pouvait être aussi déplacé pour augmenter la taille du caractère ou pour la réduire.
Bob prévoyait rendre les rouleaux disponibles dans les meilleures pharmacies et dans les boîtes téléphoniques. En fait, il déclarait à qui voulait l’entendre que lire avec sa machine à petites lues était aussi simple que de se raser avec un rasoir Schick (ça c’était avant l’invention du rasoir à cinq lames!).
Bon croyait que sa machine à petites lues entraînerait une transformation de l'écriture (raison de mon intérêt pour la chose). La nouvelle lecture, rapide, efficace et économique nécessitait, pour son développement, la formation de nouveaux mots, l'élimination de vieux mots usés, la disparition des articles, par exemple, et des copules, de tous ces mots qui ne sont pas essentiels, et leur remplacement par des tirets ou des espaces. Comme il aimait le dire, "Let's see words machinewise, let useless ones drop out and fresh spring pansy winking ones pop up."
Pour constituer un premier corpus de ces petites lues, Bob a fait appel à une quarantaine d'écrivains, dont Gertrude Stein, Paul Bowles, Ezra Pound, William Carlos Williams.
J’ai collé sur le mur de mon bureau, à la chaire, l’un de mes favoris. C’est un poème de Norman Macleod, intitulé « Ready : Revelation ».

- Romance - toreva - province - tusayan - mokideathofgod - - brown - slab - wall - or - white - between - two - curvatures - - mark - delicate - jointure - arm - or - thigh - red - hang - from -

Ce texte (je l’avoue) m’inspire.
Cette concaténation de mots sans véritable syntaxe, de mots forgés comme par une machine et rattachés par des tirets qui créent sur papier l'illusion du défilement des mots devant l'écran de la machine, me remplit d’allégresse et d’espoir.
Je voudrais moi aussi connaître une telle révélation. Engager le protocole TRANSLIT et voir apparaître à l’écran de semblables suites de mots, qui déclareraient à la face du monde que ce cher Éric, que cet Éric de la triste chaire n’a pas perdu son temps en moulins à vents.
Bob n’avait pas froid au yeux, et je me nourris de son courage. Il a même fait construire une première machine à lire ! Ça ne s’invente pas. Son modèle expérimental a été développé par Ross Sanders à Cagnes-sur-mer, et un industriel américain, un dénommé Albert Stoll, de la National Machine Products Compagny de Detroit, a même tenté de perfectionner l'instrument.
Si je me fie aux étagères de ma librairie de quartier, qui regorge de livres (et de produits variés), mais d’aucun microfilm, sa machine a fait long feu (pfouttt !) et son rêve de petites lues s’est arrêté en gare, faute de rails.
Mais quand même…. MAIS QUAND MÊME ! Quel modèle pour les générations futures… Quelle anticipation fulgurante de l’avenir.
Voilà ma seule consolation.
Je serai le Bob Brown de ma génération.
Je serai cet esclave qui, le premier, a vu que la caverne ne comprenait que des ombres.

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