Chère lectrice,
Je t’ai un peu négligée dernièrement, mais les événements se sont précipités. C’est la fièvre surtout qui m’a retardé. Elle m'a tenu loin de mon clavier. Emmanuelle, mon ange, est venue à ma rescousse, me nourissant de bouillon de poulet et de biscuits soda.
J’avais commencé à rédiger des notes après la tuerie à Virginia Tech, mais elles sont restées en chantier. Un grand désespoir s’est abattu sur ma triste personne et j’ai commencé à croire que mon monde, ce monde que je peuple de personnages de papier était sur le point de connaître un funeste sort.
Le découragement s'en est suivi, je ne te raconte pas.
Pendant que je repense aux images du campus de Virginia Tech, j’entends les bottes des gardiens de sécurité claquer contre le couvre-plancher du couloir, à l’extérieur de la chaire.
Il y a quelque chose de martial dans ce bruit qui devrait me sécuriser mais qui m’inquiète au plus haut point. On a augmenté la sécurité à l’UVAM, vois-tu, par crainte des copy cats. Des émules, des ânes, oui... On redoute que les portes du métro laissent sortir un jeune aux idées noires qui ira renverser du sang, noir lui aussi de sa colère répandue, sur la céramique rouge de la place centrale. Montréal n'est pas à l'abri des fous furieux, tu dois t'en souvenir. Nous avons eu nos propres déments.
L’État trouve toujours des raisons pour augmenter la sécurité. Il n'y a rien comme un sentiment de peur pour tordre les lois.
Je ne parviens plus à me concentrer. Le protocole TRANSLIT attend patiemment que je l’active, mais je n’ai plus la tête à ça.
Je pense encore à une phrase qui m’a sidéré. « Ça ne prend pas moins d’armes à feu, » a déclaré un représentant de la Virginie, « mais plus d’armes! Il aurait fallu que des étudiants aient leurs propres revolvers pour arrêter le tueur fou. »
Plus d’armes à feu! Te rends-tu compte!
Voilà la solution : combattre le feu par le feu…
Et pendant ce temps le claquement des bottes se fait plus insistant derrière mes portes closes.
On a déclaré à l’envi que ces tueries étaient les faits de tueurs isolés, d’êtres profondément perturbés et asociaux. Mais quand j’entends des représentants clamer haut et fort qu’il faut plus d’armes, je me dis que ces jeunes ne sont pas des exceptions, mais la norme. Ils jouent tous au même jeu... Au grand jeu des tueurs fous et de leurs poursuivants.
Le seul problème vient de ce que les victimes ne savent pas participer à un grand jeu. Elles ne savent pas que leur réalité, celle de l’école et de leurs amis, entre en intersection avec la réalité du grand jeu de L’ange exterminateur®. Un grand jeu multi-joueurs, à durée illimitée et à cadre décentralisé. Un grand jeu où on ne peut pas gagner, où il s’agit plutôt de partir en laissant le plus de ruines possibles.
Auparavant, on craignait le savant fou. Il avait des lunettes épaisses qui dissimulaient ses yeux, portait une chienne tachée aux manches, des cheveux en bataille, et tenait dans ses mains des éprouvettes remplies de liquides colorés aux vapeurs menaçantes. Ou alors il manipulait les manettes d’un ordinateur surpuissant qui pouvait tout détruire sans arrière-pensée.
Cette image a cédé le pas à celle du jeune asocial, qui projette ses anxiétés sur le monde sous la forme d’une volée de balles meurtrières. Il en tue moins d’un seul coup, c’est évident, mais il peut le faire à répétition. Quand il meurt, d'autres prennent sa place. Comme ces terroristes qui n'hésitent pas à se faire exploser dans les foules.
Le jeune forcené n’a pas de lunettes de professeur, mais il arbore une casquette noire. Il ne porte pas de chienne, mais des habits de chasse, et les éprouvettes ont été remplacées par de armes semi-automatiques achetées sur Internet ou dans des magasins peu scrupuleux.
Le savant fou, méconnu et aigri, a laissé sa place au jeune narcissique. Un Rambo ado, capable de tout détruire sur son passage.
Chère amie, toi qui me lis en silence, tu seras d'accord : qu’un adolescent veuille exterminer le monde qui l’entoure, c’est parfaitement normal. C’est dans le logique des choses… Mais qu’il puisse le faire! Qu’il puisse troquer ses armes imaginaires pour de véritables mitraillettes, là on a un problème...
Et, comble de l’ironie, ce tueru-là était un étudiant en lettres. En littérature anglaise… Un des nôtres, si ça se peut! Écrire des inepties ne lui suffisait pas? Ses pièces d’un théâtre lugubre ne parvenaient plus à le réconcilier avec ses propres démons? Il aurait pu faire une carrière d’écrivain à succès, comme Stephen King, dont les pulsions meurtrières devaient être pas piquées des vers dans sa jeunesse. Il aura droit plutôt au statut de vedette. Son nom trônera quelque temps au sommet de la liste des tueurs fous les plus meurtriers. En attendant le prochain, qui voudra égaler la marque, et laisser à son tour son empreinte dans le merveilleux monde de l’éducation.
Il aurait fallu armer les classes, a déclaré le représentant.
J’imagine avec effroi une salle de classe remplie de jeunes tous armés d’un revolver. J’en vois déjà un se lever, insatisfait de la note qui lui a été attribuée, et chercher dans sa mallette son arme de poing.
Devrai-je apprendre à enseigner, l’arme à la ceinture?
Ces tueries sont épuisantes. J’écris pour ne pas penser. J’épie de mon bureau les webcams de l’université à la recherche de mouvements suspects. Je ne trouve rien. Mais ça ne veut rien dire.
Je me sens comme ce professeur de Virginia Tech qui, entendant des coups de feu dans son propre édifice, s’est barricadé dans son bureau et a ouvert son ordinateur pour vérifier ce qu’en disait CNN. Il a suivi les événements sur Internet, même si c’est lui qui était sur place. On dirait du Don DeLillo.
Les bottes des gardiens résonnent sur l’étage et je me mors les lèvres.
Je me fais le plus discret possible et attends que la nuit vienne pour me laver dans le lavabo des toilettes. Je me suis, moi aussi, barricadé dans mon bureau, et j'attends que RDI diffuse des images. Il va sûrement se passer quelque chose. Il est toujours en train de se produire quelque chose. Ce n'est qu'une question de temps avant que les médias n'en soient informés.
vendredi 27 avril 2007
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