mercredi 31 janvier 2007

Le nouveau déluge

I don’t think the novel is dead. I think the readers are dead.
Gore Vidal

Chère lectrice,
les jours s’égrènent et je suis surpris de mon propre enthousiasme.
Je me lève le matin, des idées plein la tête. Des idées de billets et d’entrées. Des phrases s’écrivent dans mon sommeil. Elles m'apparaissent toutes faites à mon réveil. Je ne me reconnais plus. Je sors de mon sac de couchage tout pimpant et me précipite à ma table de travail où m’attendent les écrans endormis de mes ordinateurs pleins de mémoire morte. Je leur crie : « Coucou, c’est moi! Le matinal Éric. Rise and shine! » Et je me mets à pianoter allègrement. Même les pas lourds et suspicieux des gardiens de sécurité ne réussissent pas à asphyxier mon enthousiasme. Et si je n’étais seul dans mes bureaux, je le qualifierais volontiers de communicatif.
C'est à ce point en effet. Une image vaut mille mots, surtout quand elle est accompagnée d'une légence. Dans le même esprit, écrire un blogue, ai-je compris, c’est faire acte de littérature avec le monde. C’est jouer un jeu avec la planète entière, même si cela veut dire n’avoir possiblement aucune lectrice, aucune autre lectrice que toi, bien entendu.
C’est le paradoxe du blogue : la planète entière est à l’écoute, même si personne ne l’est.
En écrivant mes billets, je suis ouvert sur le monde, comme la nuit en regardant les étoiles, je suis ouvert à la voûte céleste.

Is anybody out there?
Eric Lint, white courtesy telephone.

Il se crée à chaque heure plus de mille blogues, nous disent les sondeurs!
Nous sommes cent millions à remplir le cyberespace de notre prose. Qui écrit tous ces textes? Qui les lit?

Time to go home, Eric.

Cent millions (and still counting...). Quel bassin inépuisable pour la littérature transgénique! On doit pouvoir proposer à tous ces lecteurs en devenir des produits conçus à leur intention. Des blogues littéraires faits sur mesure.
Qui, encore, a inventé le prêt-à-porter? Sûrement un tailleur excédé...
Le mari de ma petite amie est tailleur. Quelle blague!
Si je parviens à peaufiner mon protocole TRANSLIT, j’en proposerai rapidement une version web, qui permettra à tout internaute qui le désire de se constituer un blogue à sa convenance. Quelle idée de génie!
Vite un brevet...

Eric, phone home!

Que ce cher Gore aille se rhabiller. (Et je ne parle pas d'algore, je parle de vidale.)
Les lecteurs ne sont pas morts, ils ont simplement choisi de changer de plateforme.
Charles Darwin l’avait bien compris : l’important n’est pas d’être savant, mais de savoir s’ajuster.

vendredi 19 janvier 2007

Vive le transgénisme libre!

Dès la fin des années soixante, reconnues pour leurs prises de position et leurs audaces vestimentaires (j'en connais un qui dirait: leurs atrocités vestimentaires!), une diplômée fort respectée affirmait que tout texte se construisait comme une mosaïque de citations, et encore que tout texte était absorption et transformation d’un autre texte.
Et ce n’est pas moi qui le dit!
À la Chaire de recherche en littérature transgénique, Éric Lint, titulaire, nous reconnaissons la validité de ce double principe et l’inscrivons comme fondement même de nos travaux.
À l'instar de cette diplômée au patronyme christique et adamique, nous aimons aussi affirmer qu’aucun texte ne peut s’écrire indépendamment de ce qui a déjà été écrit et qu'il porte de manière plus ou moins visible la trace et la mémoire d’un héritage et de la tradition. En fait, cet héritage est de nature génétique, la mémoire est chromosomique et la trace est moléculaire. Ce n’est pas une vue de l’esprit, c’est une réalité matérielle. Amen.
Pour prendre des termes techniques, puisqu’il le faut! – on ne peut convaincre sans saupoudrer un peu de termes techniques sur nos arguments, c’est l’abc de l’argumentation moderne éclair –, le transgénisme est le dialogisme du XXIe siècle.
C'est moi qui le dit!
Au-delà de la polyphonie bakhtinienne, le transgénisme est la possibilité d’ajouter de nouvelles voix à un texte, de faire ressurgir des métaphores filées et de leur donner la consistance des queues de comète, d’ajouter de nouveaux timbres, de nouvelles tonalités.
Plus de fantastique? Ajouter du Kafka à vos lettres.
Plus de cruauté? Un peu de Bret Easton Ellis dans votre écriture.
Plus de couleur locale? Pour le deep south, saler avec du Faulkner et poivrer avec du Foote; pour New York, ajouter quelques tranches de Auster; pour l’ouest, verser de généreuses rasades de McCarthy; pour le postmodernisme enfin, piquer avec des pointes de Pynchon ou graisser avec du Gaddis.
Je dis vraiment n’importe quoi.
Je rêve parfois à la création d’un département des Littératures transgéniques. S’ils sont capables de créer des départements d'études hitlériennes (il y aurait comme du bruit de fond) ou de littératures comparées (vive les pommes et les oranges!), des regroupements de chercheurs uniquement préoccupés par cette opération naïve qu’est la comparaison, ils doivent bien pouvoir imaginer un département consacré aux arts littéraires transgéniques.
J’y mettrais:
- un généticien,
- un poéticien, -
deux sémiologues (on ne comprend rien à ce qu’ils disent mais on est mieux d’en compter quelques-uns à la portée de la main, ça peut toujours servir - c'est comme pour des témoins de Jéhovah, on est aussi bien de les avoir de notre bord, d'un coup qu'ils auraient raison...),
- un philologue (si jamais ça existe encore),
-trois informaticiens, -
un physicien (ils nous ont causé beaucoup d'emmerdements par le passé, mais ce n’est pas une raison pour les bouder),
- un médecin spécialisé dans les cellules souches,
- quelques techniciens et des ajointes en quantité rabelaisienne.


Et la cerise sur le sunday, ce serait évidemment votre très cher et humble Éric Lint, à titre de directeur.
Je serais magnanime.
On croirait rêver.
J'opinerais de la tête à la moindre occasion.

Les memes

Une des prémisses de mon travail à la CRLT est la définition des memes (on dirait qu’il manque un accent, mais non, les Anglais ne sont pas friands de la chose et quand on utilise un de leurs termes, il faut respecter leur aversion aux détails inutiles).
Les memes, ce sont des gènes mentaux ou, si vous faites la fine bouche, des analogues mentaux des gènes. Le gène mental est (sortez vos crayons, c’est une définition) une image mentale stabilisée, localement concrétisée, reproductible et transférable. Quatre éléments essentiels (à la fin de la session, je vous le jure, il y aura une question à l’examen).
Le gène textuel est la contrepartie textuelle des gènes mentaux à l’origine de la rédaction du texte en présence. C’est une idée servant de souche à un enchaînement de mots, eux-mêmes organisés en unités phrastiques. Les idées sont en fait des méta-unités transphrastiques, capables de se distribuer dans des syntagmes, qu’ils soient nominaux, verbaux ou déterminaux.
L’idée est toujours portée par un matériau (nous sommes loin du platonisme) et des matériaux équivalents peuvent permettre des transferts d’idées. Une même idée peut ainsi migrer de l’esprit de l’auteur au tissu du texte. Or, le "penser" est ce pont permettant de rejoindre les rives distinctes de l’esprit et du texte.
C'est, comme le dit un ami borgésien, la troisième rive, celle que l'on ne rejoint jamais, même si l'on ne s'en éloigne jamais.
Si on parvient à identifier des memes, à la isoler et à la traiter, afin de les reproduire, on peut faire à peu près la même chose avec les gènes d’un texte.
Il fallait y penser. C'est l'hypothèse inaugurale de la littérature transgénique. Un coup de force semblable, d'aucuns le disent, à la découverte de Champollion!
Le protocole TRANSLIT est la conséquence directe de cette conception révolutionnaire du littéraire. Il a pour fonction d’isoler, de traiter, de reproduire et de réimplanter les gènes littéraires d’un texte dans un autre (une autre belle question d’examen, mesdames).
Chacune de ces quatre étapes pose des problèmes techniques et informatiques d’une grande difficulté. La théorie est simple, c’est sa mise en pratique qui tient des travaux d’Hercule (je pense notamment aux écuries d'Augias, célèbres pour leur odeur, disons-le, pestilentielle).
Si au moins ma Chaire de recherche était dotée d’un budget adéquat, je pourrais m’armer d’une cohorte d’assistants et de programmeurs. Ma Chaire deviendrait une ruche. La littérature transgénique serait notre miel. Et les gènes textuels, notre gelée royale.
Mais, je n’ai qu’une assistante, Emmanuelle Alba, qui, malgré toutes ses qualités, ne suffit pas à la tâche. Elle tient le fort, comme on dit, mais elle n’a rien d’une reine.
Moi-même parfois, je me sens comme un faux bourdon. C'est vous dire.
Je voudrais en parler à notre doyen, mais il a la facheuse habitude de ne pas retourner ses appels, même quand on laisse des messages urgents. Il faut dire que l'université connaît un déficit record (qui se chiffre dans les centaines de millions) et qu'en période de coupure, il est difficile de voir grand...

La poignée


Mon épiderme n’offre qu’une très faible résistance aux coups de semonce d’un monde qui confond savoir et savon.

J’aimerais me plaindre ici officiellement du clientélisme qui sévit chez nos jeunes gens qui peuplent les classes que nous devons donner pour remplir nos obligations contractuelles. Depuis leur enfance, on leur a appris à se comporter comme des clients. Ce ne sont plus des étudiants, mais des consommateurs. On ne leur donne plus des cours, on leur offre des services et des produits.
Je m’excuse : je suis un professeur d’université, pas un vendeur de chars usagés, qu’on se le tienne pour dit. Je ne dispense pas un service, j’essaie de transmettre un savoir.

Puis-je sortir de mes gonds quelques instants?
Merci, mesdames.

C'est un grave malheur pour l’éducation contemporaine, et plus encore pour l’humanisme occidental (dont je suis, après tout, un représentant) que cet uniforme et vil prurit de consommation de masse effrénée et compulsive... Notre goût en est si profondément perverti et nous sommes devenus si impatients de satisfaire ainsi notre concupiscence que seule la part la plus superficielle et la plus charnelle des enseignements pénètrent les consciences: les digressions subtiles et les secrets enseignements s'évaporent comme des djinns, les lourdes moralités se précipitent et nous échappent, les unes et les autres étant de la sorte aussi perdues pour le monde que si elles fussent restées au fond de l'encrier.
Et ce n’est pas moi seul qui le dit!

Mais quelle mouche a piqué Éric? demande l’auteur de ces lignes, qui se font dans la masse anonyme des sternes du St-Laurence.
Qu’on en juge par l’extrait suivant :

Acte 1, scène 2
(didascalie : Éric Lint (EL) est dans son bureau, à la Chaire, il est furieux et tente tant bien que mal de se retenir. En face de lui, un étudiant indolent (IE), plutôt volumineux et aux cheveux gras, est avachi sur une chaise…)
EL : Mon enfant, vos lectures n’ont pas été faites. Votre assiduité au cours est nulle. Expliquez-vous!
IE : Man, de quessé? T’te dois rien.
EL : C’est un cours que vous suivez, pas un spectacle. Je m’attends à votre présence en classe. Je n’accepterai plus aucune absence.
(Remarquez le ton digne et retenu, malgré la colère qui pointe son vilain nez à l’horizon, du professeur Lint dans cet échange.)
IE : Fuck! J’viens si ça m’tente, cé toute!
(C’est, vous l’aurez compris, une transcription approximative des propos incohérents de l’étudiant. Je n’ai pas encore tout à fait maîtrisé l’art abscons de la translittération.)
EL : C’est plutôt une obligation. L’entente d’évaluation a été acceptée. Vous y êtes liés.
IE : Ouain, si j’trouve ça plate… J’fais quoi? Hein?
EL : Ce n’est « plate », comme vous dites, que parce que vous ne suivez pas. Pensez-vous que je ne vous ai pas vu lire le journal et jouer avec votre téléphone à poche! Ou vous décrotter le nez! Plate? Je suis épaté par votre ineptie.
(Remarquez, chères lectrices, le subtil jeu de mot.)
IE : Man, j’fas ce que j’veux!
EL : Justement non. Vous avez des devoirs.
IE : KMA!, si j’achète un char, je dois rien au concessionnaire! Si je fais pas les mises au point, cé d’mes affaires. Cé mon char! Pis lui y a rien à redire. Si cé mon trip de le scraper, fuck lé… Cafaque… sté!
EL : Un cours à l’université n’est pas une auto! Ce n’est pas un gadget. Quelle idée! Vous n’avez rien acheté, vous avez payé pour un privilège. Un privilège! Or, le savoir implique des responsabilités.
IE : Y é plate ton cours, man, on charche yinque des bébites danlé textes. Ça veut rien dire. Cé d’la marde.

(La suite se passe de commentaires. Disons pour faire bref que le professeur Lint a perdu patience et que les niveaux de langue se sont subitement ajustés. Une méchante débarque, si vous voulez mon avis.)

J'ai imposé un châtiment à cet indolent étudiant : les coups de fouet n’étant plus permis, je l’ai exclu d’emblée de mon séminaire et de toutes les activités de la Chaire de recherche en littérature transgénique.
Ce ne fut ni par tyrannie, ni par cruauté, mais par le meilleur des motifs, je ne m'en excuserai donc pas auprès du directeur du département, qui a été aussitôt averti de l’esclandre. Je veux combattre le goût malsain qui s'est insinué dans l’esprit de cet étudiant et dans mille autres et qui les porte à prendre le savoir pour un vulgaire machin à dix sous, tout aussi facile à jeter qu’à se procurer. L’érudition n’a rien à voir avec l’éructation. Et je n’aime pas qu’on me prenne pour une valise.
Il y a des limites…

vendredi 12 janvier 2007

Thèse: the Reply

Je suis estomaqué. Et je choisis mes mots sans grande précision. J'aurais pu dire: je me sens bafoué, vilipendé, assommé, conspué, ridiculisé.

La réponse de l’Université de Napierville fut prompte, mais décevante.

Pour je ne sais quelle raison, cette très imaginaire insitution a refusé d’accueillir ma thèse. REFUSÉ. On serait frustré à moins.

Parce que j’ai juré de tout dire, je reproduis les lettres de M. Pérec.

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Cher Monsieur,

Obvieusement, vous avez, de l'Université de Napierville, une vision découlant de plusieurs heures de lecture.
Permettez qu'en contrepartie, nous fassions de même en étudiant ce que vous avez publié sur internet et dès que ce sera fait, nous vous reviendrons.
Mettons d'ici vingt-quatre heures.
En attendant, nous vous saurions très reconnaissant, si ce n'est déjà fait, de consulter la page suivante qui résume notre «transgénie» à nous : ailleurs

Obédieusement vôtre,

Herméningilde Pérec
Secrétaire

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Cher Éric,

Je n'ai surtout pas voulu vous lire dans un ordre autre que celui que vous avez utilisé et que vos «correspondants» (?) vous ont, il m'a semblé à un moment donné, imposé.
Si j'ai bien compris, le tout, sur votre site, commence par un texte intitulé «Les rudiments» daté du 18 novembre 2006.

Ce texte se poursuit par un autre intitulé «Les rudiments bis» daté du 21 et puis ont suivi :
- Ancêtres transgéniques (24 nov.)
- Au-delà du plagiat (26 nov.)
- Law and Order (29 nov.)
- Patience ! Please (non daté)
- Test no. 237 ou «La révocation de Lady Denante» (1 déc.)
- Défense et illustration (5 déc.)
- Communiqué de presse (non daté)

Pour se continuer par «Défense et illustration, prise 2» (8 déc.)

Faut-il ajouter que j'ai lu, je crois, tous les commentaires (mais rapidement, ceux-là).
Est-ce que j'ai bien suivi ?
Sinon, dites-le moi.

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Ma réponse à votre question, à savoir si votre thèse peut faire partie de celles qu'on défend présentement à l'UdeNap est non, mais un non avec beaucoup de nuances.
D'abord, laissez-moi vous dire que c'est un plaisir de vous lire car, sauf quelques reproches à vous faire en ce qui a trait aux explications que vous vous sentez obligé de donner (et que je comprends étant donné le sujet traité), le texte est limpide, bien structuré et d'une rare qualité (enfin : de nos jours).
L'idée, elle, n'est pas neuve. - Je suppose que vous connaissez l'OULIPO.
On y a déjà publié, ou par son entremise, des poèmes d'une rare qualité fabriqués à partir de vers de différents poètes (suffisait d'entremêler les rimes) dont certains - je pense à ceux qu'on a fait à partir de vers de Baudelaire - dépassaient presque ceux que Baudelaire lui-même a pu écrire. Faudrait relire Perec également qui, à l'intérieur de sa Vie, mode d'emploi s'est servi d'anecdotes et de citations qu'avec un peu de patience, on retrouve chez la plupart des auteurs classiques. Il y a même mêlé la peinture, l'architecture et les arts du spectacle, avec brio.
Rien d'anormal (ni même de répréhensible) à vouloir continuer dans la même veine sauf que - et là je vous fais un reproche tout personnel car, hélas, je suis peu versé dans la littérature contemporaine - j'ai cru lire dans vos projets des mélanges auxquels il faudrait être très connaisseurs pour s'y retrouver : Zola et Potter, par exemple. (Je connais Zola mais pas Potter et je me demande qui pourrait rendre Zola intéressant aujourd'hui.)
Dans un certain sens, comparer cela à des tomates qui ne gèlent pas, encore faudrait-il savoir le goût des tomates qui, elles, gelaient, ce qui est devenu de plus en plus rare...
Mais tout cela est d'une critique décourageante, c'est-à-dire que, si je me permets de questionner la méthode, je ne remets vraiment pas en question l'utilisateur ou, si vous préférez, l'inventeur de ladite méthode.
Le principe, voyez-vous, du moins tel que je le conçois (et vous pouvez à cet égard questionner ma conception et ma méthode), c'est qu'on ne lit pas des textes mais un auteur et puis, pour citer Proust, on ne lit pas non plus l'auteur mais soi-même et, en ce sens, je ne sais pas si ce que vous êtes finira par «passer» à travers vos textes et, en conséquence, si un lecteur finira par se comprendre en vous lisant.
Mais tout cela est une autre histoire.
En d'autre mots : lire Zola, oui, lire Potter, oui ; mais lire Éric Lint à travers Zola et Potter, je ne sais pas sauf si c'est très évident.
Ce que je voudrais vous dire, quand même, c'est que si votre théorie est valable, il ne reste qu'une seule chose à faire : c'est de le mettre en pratique et non pas la cerner, la définir ou la transmettre sous la forme d'une thèse à moins que la thèse, elle-même, soit le fruit de votre façon de concevoir la littérature d'aujourd'hui, une sorte de méli-mélo où tout se publie et dans un désordre si total qu'on puisse facilement retenir de deux romans l'équivalent d'un seul.
Alors là ce serait publiable mais avec combien d'exemples !
Le Misanthrope empruntant La Machine à voyager dans le temps de Wells en est un qui me vient à l'esprit.
Quoi qu'il en soit, ne vous sentez pas rabattre par un vieux fou qui se perd dans ses propres méandres et qui, comme vous, a été un grand lecteur dans l'infini mais qui commence à trouver l'infini bien petit depuis quelque temps...
Vous pourriez écrire un conte à partir de, je ne sais pas, moi, Maupassant ET Voltaire ?
Ça, ça m'intéresserait.

Au plaisir de vous relire et, surtout, ne vous gênez pas pour me dire votre façon de penser,

Herméningilde Pérec

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Malgré tous les compliments, que je reçois avec modestie, il va sans dire, c’est quand même un non… Ils ne veulent pas de ma thèse.
Un autre NON !
Ils se multiplient comme des lapins.
Des lapins verts fluo à la Lewis Carroll.
Pour l'OULIPO, je répondu du tac au tac: me demander si je connais, c'est comme demander à Ève si elle a déjà mangé de la tarte aux pommes... Non mais, quand même!

Thèse, taisez-vous!

Dans le but d’assurer ma crédibilité et de faire taire toutes les méchantes langues qui s’affairent dès que j’ai le dos tourné (imaginez!), j’ai cherché à inscrire ma thèse dans une université réputée. Il n’était question que j’entache ma réputation à l’UVAM, j’ai donc choisi la très circonspecte Université de Napierville, réputée pour ses cours de culture générale et son Département des études littéraires. J'aurais pu choisir un de ces "diploma mills", très présents sur Internet, mais j'ai préféré un produit local et francophone.

N’écoutant que mon courage et la pression du directeur de mon département , j’ai envoyé une missive au distingué Herméningilde Pérec.

Voici en fait ce que je leur ai envoyé. Et je croise les doigts…

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Cher M. le secrétaire général,

j'aimerais, par la présente, déposer ma thèse à l'Université de Napierville, que je considère être une institution de très haut calibre. En tant que titulaire de la Chaire de recherche en littérature transgénique, il m'apparaît indispensable d'être lié à l’un de vos programmes.

Voici les données essentielles de ma thèse qui, j'espère, saura vous plaire.

Titre de la thèse
Pour une littérature transgénique : expérimentations en vue de la création d’une nouvelle forme littéraire adaptée au XXIe siècle

Catégorie : théorie littéraire

Domaine : culture contemporaine

Auteur : Éric Lint, votre humble serviteur

Directeur de thèse : qui que ce soit (je ne serai pas regardant)

Résumé: L'auteur entreprend de démontrer, à partir d’un ensemble d’expérimentations, l’utilisation de greffes transgéniques littéraires. Le principe est simple: s’il est possible d’implanter des gènes de saumon dans des tomates, il doit être possible d’insérer des gènes du Château de Franz Kafka dans Trente Arpents de Ringuet, par exemple, ou des gènes de Lolita de Vladimir Nabokov dans Guerre et paix de Tolstoï, voire des gènes de L’Etranger d’Albert Camus dans La fille laide d’Yves Thériault. Grâce au protocole TRANSLIT, dont les prémisses sont développées dans sa thèse, l’auteur entend créer une littérature transgénique.
La littérature transgénique sauvera l’avenir des lettres, durement menacées par la culture de l’écran, en proposant aux lecteurs de demain des œuvres adaptées à leurs attentes et besoins, puisque créées à leur attention.

Voilà !

Si vous désirez obtenir plus de détails, je vous invite à vous rendre sur le site officiel de la Chaire de recherche en littérature transgénique dont j'ai l'infime bonheur d'être le titulaire.

Je vous remercie à l'avance de l’attention que vous porterez à cette requête.

Éric Lint
Département des arts du texte
Université de Villeray à Montréal

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Comme vous pour le constater, j'ai mis mes gants blancs. Mais on n'a pas tous les jours l'occasion de faire une première impression (c'était le slogan, si je ne m'abuse, d'un shampoing contre les pellicules... Mais il y a des lapalissades dont on ne se sépare plus).


Du trop plein



Je vis à plein le paradoxe du menteur. Et ça s’aggrave avec les entrées.
Quand l'université est vide, comme elle l'a été pendant les vacances de Noël, je suis désemparé et, comment dire, esseulé. Où est passé tout le monde? Que vais-je faire de tous ces couloirs désolés, de toutes ces portes fermées, de ces bancs de cafétéria vides de tout postérieur? Rien. Il n'y a rien à faire d'autre que de regarder le vide et de chercher à le remplir afin lui donner une forme. Le prophète de Giorgio de Chirico ne ferait pas mieux.

C’est simple, je me sens abandonné, comme un bébé naissant dans un orphelinat.
Une âme errante vient-elle à s'approcher de mon bureau dont la porte est ostensiblement ouverte, que je l'interpelle, même s'il s’agit d'un gardien de sécurité, dont la conversation est inférieure à celle d'un enfant de sept ans (l'âge de raison, vous vous souvenez?), ou d'un collègue venu chercher un document compromettant dans son bureau ou alors rencontrer discrètement une étudiante aux atours affriolants - et dans ce cas la conversation est encore plus désolante: « Ah, tu es là? » - « On dirait. » - « Pas de vacances? » - « C’est pour les traîtres. » - Tu devrais sortir un peu plus, ça te changerait les idées. » - et ainsi de suite.
Pétri par l'humiliation de la solitude du chercheur de fond, dès que le collègue s’éloigne, je regrette amèrement lui avoir adressé la parole, certain qu’il ira colporter les plus basses vilenies sur mon sinistre sort.
Ma chaire est abandonnée et je le ressens jusqu'au fond de mon âme. Le soir, j’arpente les étages lugubres de ma faculté et tremble chaque fois qu’un bruit incongru traverse le seuil de mon oreille interne. Je voudrais un peu d’animation. Des cheveux dépeignés, des t-shirts déchirés et des cartables ouverts sur des notes illisibles.
Mais il n’y a rien. Qu’un Robinson sur son île déserte, comme dans un épisode de Lost halluciné.
Ma vie est un bunker dont les clés ont été jetées aux oubliettes. C’est vendredi et je voudrais qu’on m’aime.

Et le paradoxe dans tout ça? Ah oui, le paradoxe…
Éric Lint est un menteur.
Comme tous les Crétois d’ailleurs.

En fait, la contradiction éclate au grand jour quand, en début de session, comme cette semaine, les étudiants envahissent le campus. Tout à coup, les couloirs naguère déserts sont inondés d'une marée de corps et d'élèves. D’esseulé, je deviens dépossédé.
J’étais seul dans mon royaume ; maintenant, n’en jeter plus, la cour est pleine !
Et les étudiants crient comme des déchaînés. Ils squattent les couloirs devant les portes de séminaire fermées à clé et parlent au téléphone à tort et à travers. Mais d’où viennent tous ces corps? Que font-ils là? Qu’attendent-ils pour retourner à la maison? Il n’est plus possible de s’entendre respirer.
Je suis injuste, je le sais. Je devrais me faire conciliant, ces lieux ne m’appartiennent pas vraiment, et les étudiants ont droit d’y être autant que moi. Mais j’apprécierais un peu plus de discrétion. Il y a des gens qui travaillent ici ! Même si leur production n’est pas à la hauteur des attentes.
C’est la marée humaine qui me perturbe. Après avoir passé des jours avec ma baguette de sourcier à rechercher la plus infime présence humaine en ces lieux, voilà qu’il me faut un barrage pour m’en protéger. Avouez que l’écart est considérable. Et de quoi ai-je l’air avec mes baguettes en l’air ?
La preuve est faite : il n’y a pas de juste milieu. L’université est ou trop vide, ou trop pleine. C’est comme le temps : il ne passe jamais à la vitesse désirée. Il accélère quand on voudrait le voir ralentir et il se vide quand on l’aimerait plein.
Si seulement mon esprit pouvait s’ajuster à toutes ces fluctuations… Si seulement le protocole TRANSLIT pouvait commencer à donner des fruits. Toutes ces heures passées à affronter la solitude et les masses débridées des générations futures ne seraient pas vaines. Je serais enfin légitimé.