dimanche 29 avril 2007

En boire une, toute une.

Je suis confus.

J’ai reçu un billet, discrètement glissé sous ma porte. Et, depuis, je ne tiens plus en place. Mais qu’est-ce que j’ai fait? Rien, je le jure. Or, il semble bien que c’est de ça qu’on m’accuse. Rien. De l’inertie. J’aurais été insouciant au milieu de mes écrans, je n’aurais pas agi. Et me voilà sermonné comme un enfant.
J’ai conservé ce qui ne m’appartenait pas. Mais peut-on redonner un talisman?
Il est rare tout de même que la lecture d’un billet donne des palpitations! Mais j’ai fini de lire ce qui a été glissé sous ma porte, le front perlé de sueur et la chemise en lavette.
Mais où elle est cette tasse dont je n’aurais jamais dû me servir? Qu’ai-je fait de cette masse de terre cuite?
Un vulgaire récipient. On me fait la morale pour un récipient…

J’en étais à m’éponger le front, quand Emmanuelle Alba est entrée.
- Salut boss! Oh! boy, ça va pas fort à matin… (vous remarquerez la très grande familiarité de mon assistante, ça se dégrade avec les sessions.) Dites, avez-vous croisé un spectre? Vous êtes livide!

Pour toute réponse, je lui ai remis le billet.
Monsieur Lint, y était-il écrit,
Il y a quelques mois de cela maintenant, par empathie intellectuelle et universitaire, par compassion collégiale, je vous ai offert un café. Vous ne le savez peut-être pas, et ce serait compréhensible, puisque vous dormiez à ce moment-là. Or, ce café, il était dans une tasse qui m’appartient. (…)
Auriez-vous l’extrême amabilité de me la rendre, je vous prie?
Bien amicalement, cher collègue,
Victoria Welby



Vous savez tout. Elle veut ravoir sa tasse.

- Boss, c’est quoi cette affaire?, s’est exclamée tordue de rire Emmanuelle, que j’aurais bien assassinée sur place, n’eût été de ma profonde perplexité.
J’ai sorti du tiroir la pièce à conviction. La tasse. Une simple tasse à café. Elle ne pouvait pas s’en racheter une autre ? C’est quoi cette affaire : donne, dédonne, comme disait ma mère (en fait je n’ai jamais compris ce qu’elle voulait dire par là, mais bon, on fait ce qu’on peut avec son patrimoine génétique).
- Vous vous êtes servi de la tasse de Victoria W tout l’hiver ! Et vous n’avez rien dit ?
- J’étais censé faire quoi ?
- La vendre sur e-bay ! La lui redonner. La remercier. Ça vous a pas tenté de lui parler ?
- Je ne sais même pas qui c’est…
- Victoria W ? Arrêtez, boss… Sur quelle planète vivez-vous ?
- À l’UVAM.
- Ça va, on a compris. Vous êtes l’ovni de l’UVAM, oui ! Victoria W, c’est l’écrivaine en résidence du Département. Une vedette. Elle fait dans la littérature érotique.
- C’est bien ce qui me gène. Que va-t-on dire de moi ? J'ai lu quelques-uns de ses textes, j'ose à peine l'avouer.
- Mais quel prude ! Arrivez en ville, boss. On est au vingt-et-unième siècle. Plus personne n’a peur de la sexualité. Et c’est pas parce qu’elle fait dans l’érotisme qu’elle est un cochonne. Vous êtes drôles, vous les hommes. Vous pensez rien qu’au sexe et, quand une femme se donne la peine d’en parler, vous sautez immédiatement aux conclusions. Ou alors, vous voulez la sauter. Grow up, boss !

(Un ange passe.)

- Je fais quoi moi, alors ?
- Ben, c’est simple. Vous sortez de votre carapace, vous ouvrez la porte de votre chaire et vous vous rendez au bureau de Mme Victoria Welby lui remettre sa tasse.
- Juste comme ça…
- Vous en profitez pour la remercier, pour vous enquérir de sa santé, et vous l’invitez à aller prendre un café avec elle.
- Vous êtes folle! Me faire voir en public avec cette, cette…
- Cette quoi?
- Je ne sais pas.
- Une écrivaine? Une femme? Boss, déniaisez-vous. Vous rêvez de la littérature de demain et vous êtes même pas capable de regarder en face la littérature d’aujourd’hui. Ça vous ferait du bien un peu de, de, d’air frais, disons! Ça vous déniaiserait. Vous vivez dans vos fantasmes. Et ça commence à sentir mauvais dans votre chaire. Il est temps d’ouvrir les fenêtres.
- Elles sont verrouillées, je n’y peux rien.
- C’t’une métaphore, boss… Une figure de style. Et c’est juste une tasse...

J'ai chassé Mlle Alba de mon bureau. J'en avais assez de son insubordination.
Moi, Éric Lint (Lint comme dans pain ou main et pas comme dans print ou flint, je tiens ici à le préciser), titulaire de la Chaire de recherche en littérature transgénique, seule maître à bord, je dois prendre mon courage à deux mains et redonner à V. W. ce qui lui appartient.
Je me sens comme un enfant pris en flagrant délit.
Et, le pire, c’est que je m’ennuierai de cette tasse. J’avais appris à m’en servir. Elle était confortable. J’aimais y tremper mes lèvres. Le liquide restait chaud de longs instants. Les fines rainures étaient plaisantes, j’en ressentais la délicatesse dans la paume de mes mains. Sa forme était féminine. Et son anse, son anse n’était pas cassée.

Je ferai un homme de moi.
J’irai de ce pas lui rendre son dû.
Juste après ces dernières expériences qui m’appellent toutes affaires cessantes.

vendredi 27 avril 2007

L’ange exterminateur®

Chère lectrice,
Je t’ai un peu négligée dernièrement, mais les événements se sont précipités. C’est la fièvre surtout qui m’a retardé. Elle m'a tenu loin de mon clavier. Emmanuelle, mon ange, est venue à ma rescousse, me nourissant de bouillon de poulet et de biscuits soda.
J’avais commencé à rédiger des notes après la tuerie à Virginia Tech, mais elles sont restées en chantier. Un grand désespoir s’est abattu sur ma triste personne et j’ai commencé à croire que mon monde, ce monde que je peuple de personnages de papier était sur le point de connaître un funeste sort.
Le découragement s'en est suivi, je ne te raconte pas.

Pendant que je repense aux images du campus de Virginia Tech, j’entends les bottes des gardiens de sécurité claquer contre le couvre-plancher du couloir, à l’extérieur de la chaire.
Il y a quelque chose de martial dans ce bruit qui devrait me sécuriser mais qui m’inquiète au plus haut point. On a augmenté la sécurité à l’UVAM, vois-tu, par crainte des copy cats. Des émules, des ânes, oui... On redoute que les portes du métro laissent sortir un jeune aux idées noires qui ira renverser du sang, noir lui aussi de sa colère répandue, sur la céramique rouge de la place centrale. Montréal n'est pas à l'abri des fous furieux, tu dois t'en souvenir. Nous avons eu nos propres déments.
L’État trouve toujours des raisons pour augmenter la sécurité. Il n'y a rien comme un sentiment de peur pour tordre les lois.

Je ne parviens plus à me concentrer. Le protocole TRANSLIT attend patiemment que je l’active, mais je n’ai plus la tête à ça.
Je pense encore à une phrase qui m’a sidéré. « Ça ne prend pas moins d’armes à feu, » a déclaré un représentant de la Virginie, « mais plus d’armes! Il aurait fallu que des étudiants aient leurs propres revolvers pour arrêter le tueur fou. »
Plus d’armes à feu! Te rends-tu compte!
Voilà la solution : combattre le feu par le feu…
Et pendant ce temps le claquement des bottes se fait plus insistant derrière mes portes closes.

On a déclaré à l’envi que ces tueries étaient les faits de tueurs isolés, d’êtres profondément perturbés et asociaux. Mais quand j’entends des représentants clamer haut et fort qu’il faut plus d’armes, je me dis que ces jeunes ne sont pas des exceptions, mais la norme. Ils jouent tous au même jeu... Au grand jeu des tueurs fous et de leurs poursuivants.
Le seul problème vient de ce que les victimes ne savent pas participer à un grand jeu. Elles ne savent pas que leur réalité, celle de l’école et de leurs amis, entre en intersection avec la réalité du grand jeu de L’ange exterminateur®. Un grand jeu multi-joueurs, à durée illimitée et à cadre décentralisé. Un grand jeu où on ne peut pas gagner, où il s’agit plutôt de partir en laissant le plus de ruines possibles.
Auparavant, on craignait le savant fou. Il avait des lunettes épaisses qui dissimulaient ses yeux, portait une chienne tachée aux manches, des cheveux en bataille, et tenait dans ses mains des éprouvettes remplies de liquides colorés aux vapeurs menaçantes. Ou alors il manipulait les manettes d’un ordinateur surpuissant qui pouvait tout détruire sans arrière-pensée.
Cette image a cédé le pas à celle du jeune asocial, qui projette ses anxiétés sur le monde sous la forme d’une volée de balles meurtrières. Il en tue moins d’un seul coup, c’est évident, mais il peut le faire à répétition. Quand il meurt, d'autres prennent sa place. Comme ces terroristes qui n'hésitent pas à se faire exploser dans les foules.
Le jeune forcené n’a pas de lunettes de professeur, mais il arbore une casquette noire. Il ne porte pas de chienne, mais des habits de chasse, et les éprouvettes ont été remplacées par de armes semi-automatiques achetées sur Internet ou dans des magasins peu scrupuleux.
Le savant fou, méconnu et aigri, a laissé sa place au jeune narcissique. Un Rambo ado, capable de tout détruire sur son passage.

Chère amie, toi qui me lis en silence, tu seras d'accord : qu’un adolescent veuille exterminer le monde qui l’entoure, c’est parfaitement normal. C’est dans le logique des choses… Mais qu’il puisse le faire! Qu’il puisse troquer ses armes imaginaires pour de véritables mitraillettes, là on a un problème...

Et, comble de l’ironie, ce tueru-là était un étudiant en lettres. En littérature anglaise… Un des nôtres, si ça se peut! Écrire des inepties ne lui suffisait pas? Ses pièces d’un théâtre lugubre ne parvenaient plus à le réconcilier avec ses propres démons? Il aurait pu faire une carrière d’écrivain à succès, comme Stephen King, dont les pulsions meurtrières devaient être pas piquées des vers dans sa jeunesse. Il aura droit plutôt au statut de vedette. Son nom trônera quelque temps au sommet de la liste des tueurs fous les plus meurtriers. En attendant le prochain, qui voudra égaler la marque, et laisser à son tour son empreinte dans le merveilleux monde de l’éducation.

Il aurait fallu armer les classes, a déclaré le représentant.
J’imagine avec effroi une salle de classe remplie de jeunes tous armés d’un revolver. J’en vois déjà un se lever, insatisfait de la note qui lui a été attribuée, et chercher dans sa mallette son arme de poing.
Devrai-je apprendre à enseigner, l’arme à la ceinture?

Ces tueries sont épuisantes. J’écris pour ne pas penser. J’épie de mon bureau les webcams de l’université à la recherche de mouvements suspects. Je ne trouve rien. Mais ça ne veut rien dire.
Je me sens comme ce professeur de Virginia Tech qui, entendant des coups de feu dans son propre édifice, s’est barricadé dans son bureau et a ouvert son ordinateur pour vérifier ce qu’en disait CNN. Il a suivi les événements sur Internet, même si c’est lui qui était sur place. On dirait du Don DeLillo.

Les bottes des gardiens résonnent sur l’étage et je me mors les lèvres.
Je me fais le plus discret possible et attends que la nuit vienne pour me laver dans le lavabo des toilettes. Je me suis, moi aussi, barricadé dans mon bureau, et j'attends que RDI diffuse des images. Il va sûrement se passer quelque chose. Il est toujours en train de se produire quelque chose. Ce n'est qu'une question de temps avant que les médias n'en soient informés.

dimanche 22 avril 2007

Message

Monsieur Lint,

Il y a quelques mois de cela maintenant, par empathie intellectuelle et universitaire, par compassion collégiale, je vous ai offert un café. Vous ne le savez peut-être pas, et ce serait compréhensible, puisque vous dormiez à ce moment-là. Or, ce café, il était dans une tasse qui m’appartient.

Voilà plusieurs fois que je vous vois passer devant mon bureau, ma tasse à la main. Je vous en aurais parlé à ces occasions, mais vous disparaissiez trop vite ou j’étais occupée avec des étudiants, des étudiantes. Je me permets donc de glisser ce mot sous votre porte.

Cette tasse m’est très chère, voyez-vous. Elle a, pour moi, une valeur sentimentale très forte. Auriez-vous l’extrême amabilité de me la rendre, je vous prie?

Bien amicalement, cher collègue,

Victoria Welby

dimanche 15 avril 2007

Dix toupies

Je me réveille certains matins et je me sens comme d’Artagan ou Cyrano de Bergerac, j’ai le goût de croiser le fer avec un enfoiré, d’assommer un idiot (lui-même assommant par la force des choses), et de déboulonner des statues.
Je sortirais mon épée et, sloup!, d’un coup majestueux, je t’étêterais l’anacoluthe avant qu’elle ait pu prendre son élan. Et je recouperais chacune des parties ainsi créées en de multiples sous-sections sans âme (car il faut faire attention : l’anacoluthe est comme le ver, elle survit même coupée en deux, chaque segment est autonome…).
Donnez-moi un Saddam Hussein pour que je puisse en bon soldat de l’oncle Sam faire basculer sa statue et chanter un hymne à la victoire (tiens! hymne et hymen sont des anagrammes). Celle des forces de la lumière contre l’obscurantisme ambiant.

Take me out to the ball game,
Take me out with the crowd;
Buy me some peanuts and Cracker Jack,
I don't care if I never get back.


Croiser le fer. Oui.
Et je ne parle pas seulement de le faire avec le directeur du département des arts du texte, M. Surprenant qui veut à tout prix me voir (oh! quelle surprise…), ou avec cet étudiant miteux, Lucien Lecerf, qui se croit tout permis parce qu’il est mégalomane, et qui ose se plaindre dès que ses élucubrations se retournent contre lui.
Non, je vise ces êtres qui font de l’ignorance la valeur suprême.
Le mauvais parler, la phrase lourde et maladroite, les pensées sans fondement abondent comme de la volaille, et il faut s’enfermer dans sa chaire pour ne pas être contaminé.
Je dis : nous sommes en pleine dispotie.
En fait, je voulais dire : face à dix toupies, comme si on pouvait jouer aux quilles avec le tissu social.
Soyons clairs : la toupie est unique, tandis que les dix toupies, elles, sont légions. Et elles se multiplient comme des vers.

Je sors mon glaive, ma noire rapière et mon scramasaxe.
Je suis seul contre une déferlante de fer blanc.
Mais c’est du toc et j’ai mon estoc.
Je me dérobe à la défervescence.
Bouchons les dalots pour retenir les eaux.
Comptons tous nos abats, et apprêtons-les sans réserve.
(coudon, qui a joué avec ma prescription?)
Rêvons d’étreintes nocturnes, de blocs et d’urnes éteintes.
Plaçons le sabre avant le carré et retenons des chiffres.
Je ne suis qu’une soustraction.
Heureusement qu’il y a de la lumière au fond de l’entonnoir (traduction bâclée de « there’s light at the end of the funnel »).
Je ne veux pas de prose accablante, mais des Prozac en quantité suffisante.
Je me sens écervelé. Comme une anamorphose de moi-même.
Je croiserais l’acier avec le cerveau, pour en faire une âme trempée.
Donnez-moi, quelqu’un, un moulin pour que je fasse du vent.
Stop ou encore.
Tout évaporé dans Villeray.

mercredi 11 avril 2007

Un jeu de Kac Kac

C’est Pâques, et je voudrais qu’on sème à tous vents.
(J'avais écrit initialement: c'est Pâques et je voudrais qu'on m'aime... Mais je me suis retenu. Il ne faut jamais chercher à attirer la pitié, c'est pas bon pour son image. Il faut se répéter: je n'ai besoin de personne, je n'ai besoin de personne, je n'ai de soins de personne, snif).
La neige fond et je voudrais qu'on sème de la joie, des pétards à mèche, des jujubes que les enfants s’arracheraient en criant comme des déchaînés, des sels de bain qu’on lancerait pour les voir tomber en miroitant dans l’air tiède du printemps, des pétales de rose qui coloreraient le ciel tout en dégageant une suave odeur de… de… rose, je ne vois rien d’autre.
Je remplirais des pages nourries d’une écriture fine et distante que je laisserais partir de ma fenêtre ouverte, comme les confettis qui inondaient le ciel de New York au moment de la victoire des alliés, images dont j’ai revues une rediffusion à la télévision. Il n’y avait que du noir et blanc à l’époque et les bouts de papier tourbillonnant dans l’espace ouvert entre les gratte-ciels paraissaient être une neige miraculeuse, captant les rayons de soleil, transmis par réflexion aux lentilles des caméras qui rediffusaient le tout à l’écran.
Je créerais volontiers mon propre « ticker tape parade ».

Emmanuelle Alba, mon ange, est passée et a laissé dans mon casier une chemise que je me suis empressé d’ouvrir afin d’y découvrir un article dont la lecture me laisse encore bouche bée. Quelle bénédiction, cette Emmanuelle!
Il semble que Eduardo Kac, le célébrissime artiste brésilien, sera au Musée des arts, de la science et de la technologie de Villeray (MASTEVI).
Eduardo Kac, vous vous imaginez?
Kac, son nom résonne comme une samba à mes oreilles, un vent de Copacabana qui souffle sur le corps dynamique des jeunes joueurs de futeball.
Kac, le premier artiste à avoir proposé un art transgénique. Notre père à tous!

Il s’est manifesté la première fois, en 1999, au festival Ars Electronica de Linz, Autriche (un jour, je vous le jure, j’irai faire mon pèlerinage à cette Mecque de l’art nouveau). Il avait fabriqué un gène artistique, de nature synthétique, à partir d’une phrase de la Bible et plus précisément (remarquez son sens de l’à-propos) de la Genèse. Il avait traduit cette phrase en morse, puis il l’avait convertie en paires de base d’ADN. Le gène avait ensuite été implanté dans la bactérie E. coli. Un dispositif permettait, au moment de l’exposition d’Ars electronica, d’interagir avec la bactérie. En fait, toute personne pouvait, par le biais d’Internet, allumer une ampoule ultraviolette qui faisait muter la bactérie. La vie se déployait sous nos yeux, une vie allumée depuis les mots d’un texte.
Vous comprenez mon intérêt : si Kac peut se rendre aussi loin, et transformer du texte en vie, je dois pouvoir faire muter des gènes littéraires d’un texte à l’autre!
L’expérience de Kac a eu, on s’en doute, un grand retentissement. Et on a dit à son sujet :
« Des artistes comme Eduardo Kac travaillent sur des projets concernant notre avenir immédiat, dans lesquels la différenciation traditionnelle entre le naturel et l'artificiel – élaborée dans l'optique des concepts organique et auto-organisé pour les êtres vivants et déterminée extérieurement pour les machines – ne sera désormais plus valable. »
Et c’est ce même Eduardo Kac qui vient au MASTEVI! Peut-être nous parlera-t-il de son lapin transgénique au beau pelage vert fluo? Peut-être l’aura-t-il même avec lui? Je m’imagine aisément posséder un tel animal de compagnie. Un lapin de Pâques fluo, à mi-chemin entre le mammifère et l’anémone de mer.
Je dois à tout prix m’y rendre, le rencontrer et lui proposer une collaboration internationale. Il n’est pas dit que ma chaire sera passive! Je me dois d’être proactif, à défaut d’être transparent.
Vive les résurrections.

jeudi 5 avril 2007

Tous à l'abattoir!

Chère Mme Slother,
Je vous remercie de l’attention que vous avez portée à mes digressions virtuelles, et tiens à m’excuser du retard que j’ai accumulé dans le traitement de mon volumineux courriel (quel est la poids des pensées? demandait un illustre inconnu, boulanger de son état... Quel est le poids des missives virtuelles?)
Vous, qui êtes de la cinquième maison (car je me doute bien que votre nom complet est Mme Sarah Slother House Five), vous devez sûrement savoir que les pèlerins comme moi ne peuvent avoir tout lu et qu’il est fort possible que nous en échappions une, de temps en temps. Mes doubles foyers ne sont pas au point, il me faudra bientôt revoir mon optométriste (j’en connais un bon sur la rue de Dresde, tout près du square de Tralfamadore), mais entre temps je ne veux pas perdre mon temps et le vôtre, quoique je me sens un brin atemporel par les temps qui courent.
Vous me parlez d’un certain Philippe Muray (avec un seul r), qui croit que le biologique sera bientôt chose du passé, voire chose dépassée. Je ne sais quoi vous répondre. Il faudrait demander à Eduardo Kac, pour qui de telles recherches sont au cœur de sa démarche artistique. Il vous répondrait sûrement que le vingt-et-unième siècle sera transgénique ou ne sera pas.
Vous citez ce cher Muray qui déclare : « On demandera aussi, sans doute, qu’il [le genre, j’imagine] ne soit plus mentionné dans la presse, dans les médias, dans les livres, dans les romans. Ou alors sous la forme paritaire toujours si gracieuse : La-le-Mère-Père Goriot, Madame-Monsieur Bovary, Les Sœurs-Frères Karamazov-a, La Reine-Roi Lear, La Princesse-Prince de Clèves, Lucien-ne Leuwen. »
Je ne sais vraiment pas où il va chercher cela! Quel Emmuray vivant!
Il me suffit de voir Emmanuelle Alba ou de penser à Victoria W pour m’assurer que le biologique est bel et bien présent et qu’il requiert instamment qu’on s’occupe de lui. Mais surtout, quels mauvais titres!
La Reine-Roi Lear… Mais ça ne va pas du tout. C’est moche et sans aucune poésie.
Le petit prince Lear
, là c’est autre chose. On sent immédiatement que le mouton ne sera pas dessiné, mais égorgé comme un agneau, et que la rose sera fanée avant même d’être coupée.
Madame Edwarda-Monsieur Bovary, déjà là il y a de quoi initier une bataille! Et que la pauvre Emma se le tienne pour dit. Les lupanars ne poussent pas dans les arrière-boutiques des apothicaires, comme des champignons.
Je ne connais pas, Mme Slother House Five, ce Muray que vous semblez porter en haute estime. Pour lui, il semble que l’histoire se termine, mais pour moi, Éric de la Chaire (ça en jette, n’est-ce pas?), elle ne fait que commencer.
Demain est la veille d’un jour nouveau. Qui, lui même, est le premier du mois. Un siècle complet s’ouvre (que dis-je, un millénaire!) et je ne puis qu’espérer que la littérature de demain saura répondre au marasme d’aujourd’hui, qu’elle saura ramener dans le bon chemin les âmes égarées, qui n’en ont plus que pour leur écran et leur ipod.
(Je m’arrête, entre autre parce que je ne sais vraiment plus ce que je suis en train de raconter. J’ai un transman en chantier, je prie pour que le protocole TRANSLIT ne me fasse pas encore faux bond.)
Adieu.

dimanche 1 avril 2007

La machine à petites lues


To continue reading at today's speed I must have a machine.
Robert Carlton Brown

Bien avant la création (par votre humble serviteur) de la littérature transgénique et du protocole TRANSLIT (malheureusement, toujours sur la table de travail), d’autres inventeurs ont entrepris de proposer des machines destinées à révolutionner l’art du texte et de la lecture, même si leurs entreprises, louables à défaut d’être convaincantes, ont connu leur lot d’infortunes.
Mon favori est sûrement Robert Carlton Brown et je ne peux m’empêcher de vous décrire sa machine à petites lues, qui est une source inépuisable d‘inspiration quand je m’échine sur le clavier de mon ordinateur à trouver les foutues lignes de code qui changeront ce charabia que je produis en véritable joyaux de l’humanité.
La machine à petites lues de Bob (excusez la familiarité…) a été créée il y a plus de soixante-quinze ans, avant l'invention de l'ordinateur et la commercialisation de la télévision ! Je vous jure.
Bob en a présenté le tout premier modèle en 1930. Il avait compris que tous les arts sauf la lecture avaient connu un développement important lors des deux premières décades du vingtième siècle. La peinture et la sculpture, avec le cubisme, l'écriture avec les modernistes, la musique, l'architecture, le théâtre, la danse, le cinéma; tous avaient subi une révolution qui en avait accéléré le renouvellement. Seule la lecture traînait de la patte, attachée au livre, au papier et aux lignes qui doivent être parcourues d'une façon archaïque, de haut en bas, de gauche à droite, dans un mouvement inutilement compliqué.
Il décida d'en repenser la pratique et de mettre au rancart le livre. C'est l'invention de la machine à petites lues (ausi connue sous le nom de "readies").
Cette machine se voulait révolutionnaire. Elle devait permettre de lire en dix minutes un texte de cent mille mots (ce n’est pas une erreur de transcription!), vitesse rendue possible grâce à une nouvelle conception de l'imprimerie.
L'impression du texte ne devait plus dépendre de machines traditionnelles mais de procédés photographiques modernes, sur des rouleaux d'un tissu miniature et transparent, qui pouvaient être transportés dans des boîtes à pilules. Le « microfilm » était fait pour se dérouler sous une bande de verre grossissant de trente centimètres de long. Le lecteur était ainsi libéré du livre, de la nécessité de le tenir, de tourner les pages et de les garder propres, d'avoir à faire osciller ses yeux. C'est le texte qui bougeait, qui allait vers le lecteur, plutôt que l'inverse, ce qui devait accélérer le processus de lecture.
La machine devait être facile d'utilisation. Sortant le petit rouleau de son boîtier, le lecteur le glissait dans la machine, il fixait le régulateur de vitesse, puis actionnait le moteur, faisant dérouler devant ses yeux cent, deux cents, trois cent mille mots, tout comme on laisse défiler les images au cinéma. Il devait capter sans efforts les mots qui défilaient, et l'accès à leur signification était accéléré.
Le rythme de la lecture pouvait ainsi rejoindre celui des activités de l'homme moderne. S'il le désirait, le lecteur pouvait ralentir le rythme du défilement du texte, comme il pouvait l'accélérer. Il pouvait revenir sur un chapitre, le relire et repartir de plus belle. Le verre grossissant pouvait être aussi déplacé pour augmenter la taille du caractère ou pour la réduire.
Bob prévoyait rendre les rouleaux disponibles dans les meilleures pharmacies et dans les boîtes téléphoniques. En fait, il déclarait à qui voulait l’entendre que lire avec sa machine à petites lues était aussi simple que de se raser avec un rasoir Schick (ça c’était avant l’invention du rasoir à cinq lames!).
Bon croyait que sa machine à petites lues entraînerait une transformation de l'écriture (raison de mon intérêt pour la chose). La nouvelle lecture, rapide, efficace et économique nécessitait, pour son développement, la formation de nouveaux mots, l'élimination de vieux mots usés, la disparition des articles, par exemple, et des copules, de tous ces mots qui ne sont pas essentiels, et leur remplacement par des tirets ou des espaces. Comme il aimait le dire, "Let's see words machinewise, let useless ones drop out and fresh spring pansy winking ones pop up."
Pour constituer un premier corpus de ces petites lues, Bob a fait appel à une quarantaine d'écrivains, dont Gertrude Stein, Paul Bowles, Ezra Pound, William Carlos Williams.
J’ai collé sur le mur de mon bureau, à la chaire, l’un de mes favoris. C’est un poème de Norman Macleod, intitulé « Ready : Revelation ».

- Romance - toreva - province - tusayan - mokideathofgod - - brown - slab - wall - or - white - between - two - curvatures - - mark - delicate - jointure - arm - or - thigh - red - hang - from -

Ce texte (je l’avoue) m’inspire.
Cette concaténation de mots sans véritable syntaxe, de mots forgés comme par une machine et rattachés par des tirets qui créent sur papier l'illusion du défilement des mots devant l'écran de la machine, me remplit d’allégresse et d’espoir.
Je voudrais moi aussi connaître une telle révélation. Engager le protocole TRANSLIT et voir apparaître à l’écran de semblables suites de mots, qui déclareraient à la face du monde que ce cher Éric, que cet Éric de la triste chaire n’a pas perdu son temps en moulins à vents.
Bob n’avait pas froid au yeux, et je me nourris de son courage. Il a même fait construire une première machine à lire ! Ça ne s’invente pas. Son modèle expérimental a été développé par Ross Sanders à Cagnes-sur-mer, et un industriel américain, un dénommé Albert Stoll, de la National Machine Products Compagny de Detroit, a même tenté de perfectionner l'instrument.
Si je me fie aux étagères de ma librairie de quartier, qui regorge de livres (et de produits variés), mais d’aucun microfilm, sa machine a fait long feu (pfouttt !) et son rêve de petites lues s’est arrêté en gare, faute de rails.
Mais quand même…. MAIS QUAND MÊME ! Quel modèle pour les générations futures… Quelle anticipation fulgurante de l’avenir.
Voilà ma seule consolation.
Je serai le Bob Brown de ma génération.
Je serai cet esclave qui, le premier, a vu que la caverne ne comprenait que des ombres.