mercredi 27 décembre 2006

L’anse déçue


Noël est une fête chrétienne et je me sens païen jusqu’à la moelle.
Je me veux étranger à toute cette agitation qui secoue les portefeuilles et assène des raclées aux râteaux de ce monde.
J’ai le jeu de mots mauvais.
À ma décharge, il faut dire que je me sens comme une vieille tasse à laquelle il manque une anse. Je crains qu’on ne sache plus comment me prendre et je suis là, comme un benêt sur mon étagère, à attendre dans le noir que la porte s’ouvre. Et quand enfin une main généreuse consent à faire de la lumière et à se tendre vers l’une de ces orphelines cachées dans le placard, je ne suis jamais choisi, sauf pour les basses tâches… La tasse sans anse sert aux travaux ménagers et aux préparations culinaires.
Où est l’ange qui me redonnera mon anse?
Il est déchu et je suis déçu.
Emmanuelle Alba est en vacances avec son amoureux. Un futur diplômé des arts du texte! Un spécialiste de la poésie concrète et répétitive. Ils se sont loué un chalet dans les Basses Laurentides et Dieu sait à quelle luxure ces moments de stupre volés au quotidien harassant des pratiques textuelles universitaires donnent lieu! Je n’aime autant pas y penser. Je suis trop vieux pour elle, mes formes de plus en plus lourdes ne mentent pas, mais je ne peux m’empêcher de rêver à de basses œuvres sur ses formes angéliques.

Triste ère. Oui, je suis un triste hère. Mon air est triste. Et de mon triste pas, j’erre et je gère ma tristesse. Je me suis emballé, ce midi, un cadeau. Un livre qui traînait dans la bibliothèque et que j’ai choisi pour sa couverture rouge. Il me fallait bien mettre quelque chose au pied de mon arbre en papier! Je suis païen, mais pas vaurien.

Je me suis dit que la meilleure façon de lire ce livre depuis longtemps abandonné, comme s’il lui manquait une anse, était de me le redonner, de faire comme s’il était neuf afin de lui restituer une aura.
Je tenterai, en l’ouvrant, de feindre la surprise, de me remercier pour cette belle attention, de le feuilleter, reconnaissant avec bonheur des mots et des pensées que je pourrai faire miens. Mais, en mon for intérieur, la déception sera grande. Quoi? Cette vieille chose! Me la remettre dans les mains, moi qui avais tenté de l’égarer au fin fond de mon bureau, dissimulée entre des rapports annuels et des numéros de revues savantes reçus gratuitement…
Le passé n’en finit plus de réapparaître avec son air de conquérant.

Des mauvaises langues diront que ma littérature transgénique, dont je rêve la forme entre deux moments de spleen, n’est rien d’autre que ce livre que je me redonne espérant ainsi en réinventer la magie, quand elle a disparu tout aussi assurément que l’enfance vient à passer. Mon projet est une forme avancée de mélancolie, un refus d’affronter l’avenir. Mais c’est faux. Archi faux comme une pièce de Marivaux.
Je ne tiens pas au passé, c’est l’avenir que je vise. Un avenir où les souvenirs ne dépendront plus de la vie qui a été vécue, et dont on regrette amèrement les ratées, mais du présent qui a été rêvé dans les pages d’un livre qu’on s’est redonné à soi-même, comme le plus essentiel des cadeaux. Vous me direz, avec Valéry, que l’avenir n’est plus ce qu’il était. Je les confondrai, ces sceptiques! L’avenir sera fait d’hauteurs béantes et de fréquentes chutes de neige.
Tout sera blanc.
Et je serai heureux.

Glacé, mais heureux.

dimanche 24 décembre 2006

Vœux de Noël

Déjà, quand j’étais jeune, le poids du regard des générations futures pesait lourdement sur mes frêles épaules. J’avais inventé avec un ami, dont je tairai le nom pour protéger sa réputation maintenant qu’il passe régulièrement à la radio, un jeu qui nous a longuement amusés : nous nous amusions à déjouer nos biographes.
L’idée était toute simple : que pouvions-nous faire pour embêter un biographe imaginaire qui viendrait, pour une raison que lui seul pouvait imaginer, passer nos vies au peigne fin?
Ceux qui entendent illico me traiter de mégalomane fini et narcissique doivent comprendre que j’ai été élevé dans la religion catholique, selon laquelle Dieu est partout présent et en tout temps. Il voit tout, il sait tout et rien ne peut lui échapper.
J’avais été très impressionné, jeune enfant, par ce regard constamment posé sur mon existence et en avais fait un principe de vie. Je me comportais comme si un être jugeait mes moindres actes, les plus tendres comme les plus pervers.
J’étais peut-être toujours soucieux (on le serait à moins!), mais je n’étais jamais seul.
En vieillissant, ce Dieu n’est pas disparu, il est simplement devenu un biographe imaginaire. Un observateur dont l’omniscience, l’omniprésence et l’omnipotence étaient réduites à la consultation a posteriori de documents laissés à son intention. Comme Dieu, il pouvait examiner ma vie; mais, contrairement à lui, il n’était pas infaillible, et on pouvait aisément lui compliquer la tâche.
Quand je partais en voyage, je m’envoyais à moi-même des cartes postales que je signais du nom de mon ami et je lui envoyais, à lui, des lettres où je me cachais sous d’improbables pseudonymes. À lire notre correspondance, il était impossible de déterminer qui était parti, qui était resté, qui avait fait quoi.
Nous mettions du désordre dans nos vies, les transformants en existences imaginaires, comme si des univers parallèles cohabitaient en une même sphère.
Nous avions même inventé une agence de détectives, l’agence Adaube – nom élaboré (comme on le fait avec le vin au Québec) à partir du nom de deux salons mortuaires connus dans la région –, et nous prétendions agir en son nom. Nous avions des listes de suspects, des coupables, des clientes à la Chandler et des loques à la Ellroy. Nous avions des missions et des enquêtes, des armes, des impers et des mallettes pleines de documents compromettants que nous nous échangions au coin des rues.
Que d’aventures imaginaires nous avons ainsi menées!
Nos vies étaient un théâtre.
Le jeu a duré trois bonnes années.
Un cartable contenait toutes les pièces de ce jeu, des cartes postales trafiquées aux fausses publicités parues dans les tabloïds gratuits; et nous l’ouvrions, les soirs de retrouvailles, pour nous remémorer le bon vieux temps.
Pourquoi je vous raconte ça, la veille de Noël? Je ne sais pas. Les murs de la chaire sont d’un blanc déprimant et je voudrais bien, je crois, retrouver le confort de ma jeunesse. J’aimerais encore sentir le regard d’une personne attentive se poser sur ma vie et dénicher, à travers mes états d’âme, ce qui me préoccupe vraiment.
Ceci dit, mon ami ne vient plus jamais à Montréal ou, quand il passe, il n’a plus de temps à consacrer à ces balivernes que sont nos périples passés. Je suis seul. Mon Dieu n’a pas encore pensé à me donner une compagne et c’est en Adam esseulé que je déambule dans les couloirs de mon Eden de misère.
Oh! je sais bien, je n’ai jamais vraiment cessé de jouer à contrarier mes biographes. Mais, avant que les mensonges qui me tiennent en vie ne perdent toute leur valeur à la bourse des vérités mobilières, je voudrais qu’on se souvienne de l’enfant que j’ai été. Un enfant abandonné. Un enfant qui a été laissé à lui-même et qui n’a trouvé de réconfort que dans les livres qu’il lisait de façon maniaque et les fictions qu’il s’inventait, transi dans ses draps d’orphelin.
Je ne veux pas tuer la littérature, malgré ce qu’on a dit, je ne veux que la rénover et lui redonner ce pouvoir qu’elle a perdu, maintenant que l’écran a envahi nos vies.

*

Je me suis acheté un arbre de Noël en papier que j’ai déplié et déposé au centre de ma table de travail. Il est petit, mais il me rappelle que des mystères nous entourent et viennent parfois susciter des miracles qui nous émeuvent.
J’ai fixé longuement l’ampoule de ma lampe de table et, ébloui, j’ai fermé les yeux, afin de faire un vœu.
Je ne les ai toujours pas rouverts.

mardi 19 décembre 2006

Quand ça va mal...

Je rêve de générer les nouveaux chefs d’œuvre de la littérature mondiale – les Finnegan’s Fake de Jorge Luis Joyce, Cent ans sans qualités de Gabriel Garcia Musil, Le nez de l’homme sans qualités, de Musil-Gogol, Psycho-crime et châtiment de Fyodor Easton Ellis, La pornographie dans le boudoir du Marquis de Gombrowicz –, mais entre temps je ne parviens même pas à engendrer des extraits qui se tiennent.

Ô toi, Sisyphe, quelles pensées t’animent quand tu vois la pierre dévaler la côte et qu’il te faut redescendre au cœur du volcan la reprendre? Songes-tu aux brasiers qui te brûleront la plante des pieds? À l’aridité de la pente que tu devras à nouveau franchir? Aux vacances dont tu t’éloignes toujours un peu plus?
Noël, dit-on, est la fête de la lumière. La fête des esseulés plutôt... Le soleil noir des tourmentés.
Je vois Noël approcher depuis l’obscurité bleutée de la Chaire et je me dis qu’il n’y a pas de quoi faire la fête… La caverne de Platon est un bien maigre réconfort pour qui a vu, de ses yeux vu, la vraie lumière de la connaissance. Les ombres chinoises ne distraient les enfants que quelques heures et c’est long une vie.

*
Test #241
Je suis hanté en la mineur, laminé par celui qui, mine de rien, mime l’inné de la saleté de l’ami de l’amirauté de l’admiral qui admire trop la mine de l’ami Lamie, né Larminat, miné et misérable, dans la laine adminérale de l’amiral de Larminat, l’admirable amiral de l’amirauté salit par l’ami admiré de ta haine d’acier. Oui.


(Interruption du protocole TRANSLIT HEXAGONE, en stade de désarrimage; production de cascades de syllabes à base de « mi »; valeur sémiotique p-112)


Test # 242
… la résolution dominicale qui fait défaut… Dé-bénir l’assimilation similaire des faits répréhensibles dominant la réalité familiale, la sérénité ecclésiastique… Dé-bénir l’élimination, la putréfaction, la décomposition des faits sans but précis… Dé-bénir la possibilité d’une écoute confessionnelle et chrétienne… Dé-bénir l’humanité de toute réalisation parfaite.

(Nouvelle interruption du protocole; duplication inopportune de mots; sillage négatif à base de « si »; valeur sémiotique p-137)

*

Cette fois-ci je ne sais trop ce qui s’est passé. Même mon imprimante à jet d'encre a fait la moue! Je voulais retirer un peu de musique du texte de l’écrivain roumain, Borare Ecrin, Le Bal de Vienne, dont je trouvais le gène acoustique trop prononcé et je n’ai eu droit qu’à des segments d’une irritante logorrhée. Des phrases sans queue ni tête. Je ne sais pas qui pourrait y comprendre quoi que ce soit.
Un nouvel échec, c’est déprimant. Nous sommes loin d’un bal autrichien! On dirait plutôt un gros mal de Vienne carabiné… C’est Thomas Bernhardt qui serait content.
Le plus difficile avec le protocole TRANSLIT, c’est de contrôler l’ensemble des variables qui agissent en même temps. Il me faudrait la dextérité d’un musicien, la patience d’un entomologiste et la créativité d’un artiste. Je n’ai que l’entêtement des Lint, transmis de père en fils.

Si ça continue, je devrai tout passer à la déchiqueteuse.

samedi 16 décembre 2006

En lavette à la Chaire

Emmanuelle Alba, mon assistante, est sortie de mon bureau en hurlant dans le corridor, « je suis en lavette! »
Étrange mot que celui de « lavette ». Il a fallu que je me retienne pour ne pas répondre, mais j’ai craint de voir mes propos mal interprétés.

Il y a quelques années, une voisine qui avait une femelle, un bâtard sur fond de berger allemand avec de grandes oreilles noires et un regard innocent, nous a accostés un jour sur la rue Beaubien, un ami et moi qui discutions de choses et d’autres (c’est bien la seule chose qu’on peut faire sur la rue Beaubien, si vous voyez ce que je veux dire). Époumonée, elle a déclaré sans crier garde: « Tizoune est en rabette pis a s’est faite planter! » L’anxiété lui ridait le front.
J’avoue avoir été décontenancé (on le serait à moins!). Mon ami, qui connaissait le terroir comme le fond de sa poche, a vivement réagi : « Ç’a pris combien de temps? » s’est-il renseigné sans perdre de son sang froid. « Une menute! », a-t-elle répondu d’un bref couac. « Faites-vous en pas d’abord », qu’il lui a dit en lui faisant un clin d’œil soutenu, l’air de dire comme de bien entendu.
Übersetzer übersetzen! Bitte!

C’est à cette pièce d’anthologie que je pensais quand Emmanuelle est sortie de mon bureau, en criant comme elle l’a fait, avant de se planter devant le ventilateur de sa table de travail.
Son cri a longtemps résonné dans mon oreille interne.
Emmanuelle en lavette… C’est fou quand on y pense tous ces mots qui se ressemblent et les pensées qu’elles distillent en notre for intérieur.
Un petit linge pour les travaux ménagers. Et moi, à ses côtés, je suis une vraie lavette, une chiffe qui attend son heure, sachant que les chiffres sont contre lui.
On pourrait croire que la littérature transgénique est faite de chair et qu'il entre dans sa fabrication d’innombrables manipulations sur du vivant, des éprouvettes remplies de liquides multicolores, des boîtes de Pétri pleines de micro-organismes. Rien de tout cela ne trône sur les bureaux de ma Chaire. Le protocole TRANSLIT est fait de code informatique, les gènes littéraires sont des substrats à base de sèmes. Je ne travaille pas avec des pipettes, mais avec des POST-IT. Je passe des journées entières sans jamais me salir les mains. Mais les ordinateurs dégagent énormément de chaleur et l’air dans le local devient rapidement torride. Emmanuelle ne le supporte pas (ceci explique cela).
Je vous les dis : mes lavettes sont sèches. Je le répète : mes lavettes sont sèches. Et mon âme est pure, à défaut d'être belle.

Le soir, quand je fais mes rondes dans les couloirs aux environs de la Chaire, je prête l’oreille et je discerne le staccato irrégulier des claviers qui s’interrompent à mon passage, des bribes de conversations étouffées, des fous rires qui me rendent nerveux. Qu’est-ce qui se trame dans les couloirs des Arts du texte? Certains personnages du théâtre élisabéthain craignaient comme la peste les fantômes et les spectres, les cryptes et les rivières souterraines. Moi, ce sont les collègues qui me méprisent et qui me lancent des regards assassins. Les sous-entendus qui courent comme des rats les égouts.
Ma Chaire cause bien des jalousies. Mon équipement est ultra-moderne. On sous-entend que je ne la mérite pas. J’aurais été hypocrite, tirant parti d’une situation politique instable. Foutaises!
« Les sceptiques seront confondus! » disait un héros de mon enfance. Comme lui, je suis capitaine. Comme lui, je marche vaillamment vers de nouvelles aventures. Comme lui, je me moque des qu’en-dira-t-on.
Je dois simplement me remettre au travail.

mardi 12 décembre 2006

Y would prefer not to.

Je me sens comme un enfant de dix ans que sa mère vient de gronder et qui ne peut que s’exclamer : « Mais, maman, je n’ai rien fait! »
Je n’ai rien fait. Ce n’est pas juste. Je n’ai encore rien fait.

« Pourquoi as-tu détruit la littérature? »
Je n’ai rien fait.
« Qui a mis des gènes rouges sur les pages du recueil? »
Je n’ai rien fait.
« Explique-moi ce que tu croyais accomplir? »
Y would prefer not to.

Ô toi, Bartleby, mon frère de pensées à défaut d’être de sang, que n’ai-je ton flegmatisme face à la tempête! Les éléments se sont déchaînés et je ne sais plus où donner de la tête. Je voudrais être comme toi, au moment où tu as consenti à l’absence et au vide. À l’attente et à l’oubli. Un jour, tu as décidé de ne plus rien écrire. Plus jamais. De toute ta vie. Toi, le copiste, tu as fermé tes yeux, rangé ta plume et libéré ton bureau des papiers qui l’encombraient. Tu ne feras plus jamais rien.
Que n’ai-je la même abnégation!

Bartleby, tu es un paquebot dont on a stoppé les moteurs et qui attend, pendant que ton erre diminue, que le naufrage vienne sceller ton châtiment. Bientôt, les vagues te frapperont de tribord et ton bâtiment sombrera, incapable de résister aux forces de la vie.
Comme toi, je n’ai ni maison ni ami, je ne vis qu’au bureau, dans les locaux de la Chaire. Je n’ai rien de l’autiste ou du schizophrène, peu s’en faut. Mais, je suis un être d’exception, j’en conviens, et ma vie est un rêve qui se déploie quand les heures se creusent et que mon créateur entreprend de se délier les mains.
Schopenhauer, si tu savais comment je te comprends…

Je suis une énigme, je le vois bien aux regards méprisants de mes pairs au Département des arts du texte, mais c’est parce qu’ils n’ont d’Œdipe que la libido, et non l’intelligence!
Mon énigme! C’est une charade que des enfants de dix ans résoudraient sans peine! Mon premier peut être bête; mon deuxième est ici, uniquement ici; mon troisième, on le broie pour en faire une fibre, parfois patriotique. Et mon tout, mon tout n’est nul autre qu’un titulaire de chaire.
Je suis une énigme qu’on veut jeter au rebut.
Une énigme embarrassante qui pue le gène souillé. Une expérimentation qui aurait mal fini.
Bartleby tient bon dans ta tombe! Ne te laisse pas envahir par le doute et le vide. Tu as été enterré prématurément.
Le matin, Emmanuelle Alba m’apporte mon café et une brioche à l’érable qu’elle dépose sur mon bureau, avant de regagner discrètement son pupitre de l’autre côté du couloir. J’ouvre les yeux, sors le bras droit de mon sac de couchage et m’empare de cette offrande, comme un écureuil se sauve avec l’arachide laissée sur la galerie. Je m’inquiète parfois, ma voisine avait coutume d’empoisonner ses arachides pour éliminer ces « rats à queue », comme elle les appelait, qui détruisaient ses tulipes. Mais l’odeur d’érable vient vite chasser ces mauvais souvenirs et je m’empiffre en me disant qu’Emmanuelle me doit son salaire et qu’elle n’est pas pour mordre la main qui la nourrit, même si les rôles s’intervertissent parfois.
Je dois me ressaisir, je le sais.
Comment fait-on pour remettre sur le droit chemin un navire qui a perdu sa voie?
Se remettre au travail?
Y would prefer not to.

vendredi 8 décembre 2006

Défense et illustration, prise 2

On aura compris à mon dernier billet – l’infâme communiqué de presse que mon assistante Emmanuelle Alba, dont le style est rien de moins que pathétique, a dû faire circuler afin de préserver le reste de ma réputation salie par la médisance et la calomnie –, que ma présentation à l’UNEQ ne s’est pas déroulée telle que prévue...
Que non… Que nouille… Que no!…

J’aurais dû me méfier.
Perrette finit toujours par échapper le pot au lait. Le ton de Mme April de l’UNEQ était trop mielleux et ses salamalecs, un rien exagérés. Son empressement n’était pas feint, oh! non, mais ses motivations, elles, si…
Défense et illustration, m’ouais, une défenestration, plutôt! Un vol plané sur le ciment de mes échecs.
First we hit the floor, then we take the pain…

Je croyais pénétrer dans un cénacle, mais c’est un nœud de vipère qui m’attendait. Que dis-je, un nœud du boucle-potence. De ceux qu’on se passe au cou sur un gibet.

J’aurais dû me méfier des regards de conspirateurs qu’on m’a jetés à mon arrivée.
J’aurais dû me méfier, quand la table qu’on m’avait préparée avait des allures de pupitre d’enfant grondé.
J’aurais dû me méfier de l’absence de micro.
J’aurais dû me méfier de l’absence d’eau, moi qui ai toujours soif quand je parle.
Et surtout, surtout!, j’aurais dû me méfier de l’absence d’écran. Je leur avait pourtant dit que j’avais préparé une présentation PowerPoint qui montrait quel avenir glorieux mon invention pouvait faire advenir. Ils ne m’ont pas écouté. Ils me voulaient nus et sans armes. Ils me voulaient à leur merci. Et c’est avec mon zèle habituel que je me suis jeté dans la gueule du loup. Pauvre naïf que tu fais, Éric! Le piège était gros comme le lit de Procruste et tu n’avais même pas pensé à vérifier ta propre taille…

Tu n’étais pas à la hauteur, mon pauvre Éric.

Tu t’es fait déculotter comme un lapin vert.

J’avais à peine ouvert la bouche qu’une première salve de questions a été décrochée : tching!

« Qu’avez-vous contre la littérature? »
« Que vous ont fait les écrivains? »
« À bas les aliments transgéniques, sus au transgénisme de l’âme! »
« Vous dénaturez l’essence même de la littérature! »
« Voulez-vous notre mort? »
« Qui vous paie pour saper les sources mêmes de l’humanisme? La CIA, le FBI, le Fédéral?»

J’ai tenté de leur expliquer que je ne voulais pas la mort de l’auteur (quelle fadaise!), qu’au contraire, je désirais plus que tout la survie de la littérature. Mon cheval de bataille, mon pot au lait!, c’est l’avenir du livre et de la lecture, pas la mort de l’auteur. Mais personne ne semblait m’écouter. Ça grondait dans la salle, comme pendant un match de lutte, quand le méchant passe une clé anglaise au héros de la foule.

« Qu’avez-vous contre les artisans? Les écrivains? L’âme de la Nation?»
« La littérature automatisée est une aberration. La littérature est labeur, artisanerie, un travail de l’esprit. Votre littérature trans-machin-truc est une négation de l’esprit, une révocation du rôle de la conscience dans le développement de l’humanité, une aberration sociale et technologique! »

Mes faibles réponses se perdaient dans le brouhaha des cris de dépit lancés à la hâte par cette foule en colère.
« Contre le fordisme littéraire! »
« Contre le darwinisme textuel! »
« Laissez les choses telles qu’elles sont… Un texte, un auteur : voilà l’équation fondamentale! Ne jouez pas à Dieu, créant de toutes pièces des œuvres qui n’avaient jamais été prévues par les auteurs eux-mêmes. »
« Vive la primauté de l’auteur! »
« Contre une littérature québécoise made in China! »

Que valent des arguments scientifiques devant une assemblée déchaînée qui ne veut rien entendre? J’ai été lynché. Mon rêve de sauver la littérature n’était pour eux qu’un paillasson sur lequel ils comptaient s’essuyer les pieds, à défaut de s’en laver les mains. J’étais le monstre dans une foire. Ils m’avaient invité pour que je leur serve de tête de turc, de bouc émissaire, d’homme éléphant, de miroir déformant, de nain de jardin, d’épouvantail, de Bonhomme sept heures.
Pour que je leur serve d’Éric Lint…

Puis, le chat est sorti du sac. Le bruit et la fureur qui m’avaient accueilli n’étaient qu’une parade, un écran de fumée qui cachait leur véritable inquiétude. Oh Perrette, quand tu nous tiens…

« Et le droit d’auteur? »
« Oui, le droit d’auteur? Copibec, la Commission du prêt public, la maison d'édition et les organismes gouvernementaux?»
« Qui recevra le prix, si l'auteur n'est plus responsable de l'œuvre primée?»

Les questions ont été posées et un silence de mort est descendu sur l’auguste assemblée. On se serait cru sur les rives du Léthé, en plein automne.
« Oui! À qui ira les divers droits d’auteur? »
« Nous ne voulons pas être remplacés par des machines. Nous voulons nos sous au printemps. »

Ils ne s’inquiétaient vraiment que de la dimension monétaire de la chose! J’allais tuer leur poule aux œufs d’or, en la remplaçant par une machine pondeuse à trademark incorporé.

*

J’ai dû m’enfuir, incapable de répondre à leurs craintes.
Je suis retourné péniblement à la Chaire. Les écrans de mes ordinateurs étaient en bernes, personne ne m’attendait. Je me suis emmitouflé dans un vieux sac de couchage, incapable d’entreprendre quoi que ce soit. Par la fenêtre, j’ai pu voir les vendeurs de drogue réaliser de nombreuses transactions sous l’œil indifférent des passants. Qui sauvera la jeunesse?

Quand je suis seul, je fais au plus brave une gageure;
Je m'écarte, je vais sauver la littérature;
On me donne une Chaire, mes gens m'aiment;
Les subventions vont sur ma tête pleuvant:
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même;
Je suis insignifiant comme avant.

Et je rage. Je rage.

Communiqué de presse

La vraie nature de la littérature transgénique

Malgré la controverse, Éric Lint croit aux bénéfices de la littérature transgénique.

Il n'y a pas de littérature "naturelle" dans les collections de livres montées pour la consommation humaine courante. C'est le premier commentaire qu'adresse aux adversaires de la littérature transgénique Éric Lint, professeur au Département des arts du texte et titulaire de la Chaire de recherche en littérature transgénique de l’Université de Villeray à Montréal (UVAM).

À son avis, les méthodes transgéniques, auxquelles il recourt dans ses travaux ne sont que des moyens plus performants pour poursuivre l'amélioration des propriétés des romans colligés.

«Depuis des siècles, souligne-t-il, l'homme procède à des croisements sur les idées qu'il cultive, si bien que nos pensées ont été modifiées génétiquement et ne se retrouvent plus dans la nature. La plupart d'entre elles ne pourraient d'ailleurs se reproduire s'elles étaient laissées à elles-mêmes.» On connaît tous le cas du mythe dont l'ancêtre sauvage se perd dans la nuit des temps et qui a maintenant besoin de l'intervention humaine pour assurer sa permanence dans la culture.

Ces croisements, par lesquels on mélange l'ensemble des figures de deux mythes de même famille, visent tout autant à améliorer l’efficacité symbolique du récit obtenu que sa résistance aux agents décadents, pour ne pas dire pathogènes, ou encore sa pertinence et son apparence, ses procédés de surface. «Depuis une centaine d'années, poursuit le professeur, on a ajouté, à la méthode de croisement, des procédés littéraires par figures de style ou par intertextualité. La science-fiction et le Harlequin que tous consomment ont été produits par ces méthodes. Je ne vois pas pourquoi les écrivaines et les écrivains s’y opposeraient. Sauf pour des raisons corporatistes. »

Croisements et collages font maintenant partie de ce que les chercheurs appellent «méthodes traditionnelles». Depuis une quinzaine d'années, ils disposent de nouveaux procédés qui permettent de cibler et de modifier un gène déterminé d’un roman ou encore d'introduire dans le texte un nouveau gène; ce sont les méthodes dites «transgéniques».

Selon les cas, dit Emmanuelle Alba, assistante du professeur, on utilise soit un «canon à gènes» qui permet par l’application du protocole TRANSLIT d'introduire dans une structure de signification des textèmes pré-sélectionnés, soit une nano-machine à fèces sémantiques qui sert de véhicule au gène que l'on veut introduire dans le tissu littéraire. Dans ce dernier cas, après les dépôts, il faut détruire la nano-machine à l'aide de détonations littérales (appelées aussi détonations dénotantes).

Tout est parfaitement inoffensif.

(AFP, CNN, CBC, RDI, LCN, ETC)

mardi 5 décembre 2006

Défense et illustration

« À soir, on fait peur au monde! »
Qui a prononcé cette phrase célèbre? Est-ce Robert Charlebois, au moment de son passage à l’Olympia? Robert Oppenheimer, lors du premier test atomique dans le désert du Nouveau Mexique? Le fils de ma sœur au moment d’enfiler son costume de Speed Air Man à l’Halloween?
Non, ce sera Éric Lint dans la salle d’entrée de la Maison des écrivains sur la rue Laval au moment de son discours inaugural, « Défense et illustration de la littérature transgénique ».
Dire que je suis excité est une litote. Toute la journée, j’ai chanté à tue-tête du Leonard Cohen dans le local exigu de la Chaire.
Ah you loved me as a loser, but now you're worried that I just might win
You know the way to stop me, but you don't have the discipline
How many nights I prayed for this, to let my work begin
First we take Manhattan, then we take Berlin


Nonobstant Leonard, je serai le Robert Charlebois de la littérature mondiale! L’UNEQ n’est pas l’Olympia, c’est vrai; mais c’est tout comme, le gratin littéraire de la Belle Province (j’ai faillir écrire le mot poutine) s’y trouvera : les membres de l’Union des écrivaines et écrivains du Québec, évidemment, mais ceux aussi de l’Académie des arts et des lettres du Québec, du Conseil des arts de la ville de Montréal, du Cénacle des Auteurs du Bas Canada, de l’Association des libraires du Québec, de la Société Saint-Jean Baptiste, des Chevaliers de Colomb et j’en oublie sûrement quelques autres. Peut-être y aura-t-il même des quidams?
J’ai discuté de stratégie avec Emmanuelle Alba, mon assistante. Il faut faire simple et aller droit au but : tandis que défileront sur l’écran monté pour l’occasion les premières images de mon PowerPoint, je déclarerai ouverte une nouvelle ère, l’ère de la littérature transgénique, l’ère de la littérature de demain, l’ère du texte nouveau, scintillant, précis, en contact permanent avec l’âme du lecteur, capable de se modifier au rythme de ses désirs et pulsions, de ses joies et peines. Ce ne sera pas plus de la lecture, mais une communion intime, un acte d’une grande transparence.
« Si je n’étais parfaitement sûr de mon talent de théoricien et de ma merveilleuse habileté à extraire des gènes et à les réinsérer avec une grâce et une vivacité suprêmes dans les œuvres de nos aïeux depuis longtemps décédés... »
Ainsi, plus ou moins, commencerai-je mon allocution. Il n’y aura pas de méprise. Le désespoir ne m’atteindra pas. O Lydia!, muse d’entre les muses, touche de ta divine main mon âme... Plus tard, j’attirerai l’attention des spectateurs attentifs sur le fait que, si je n’avais eu en moi ce talent, cette habileté, etc. non seulement je me serais abstenu de décrire certaines découvertes récentes, mais encore il n’y aurait rien eu à décrire car, gentil public, rien du tout n’aurait existé.
Saurai-je ainsi convaincre? Saurai-je faire voir, dans ce labyrinthe de foire qu’est la vie, le joyaux caché au fond de toute vieille malle?
Mon rêve le plus cher, continuerai-je, est de transformer le lecteur en spectateur. Les pâles organismes des héros littéraires, nourris sous la surveillance du protocole TRANSLIT, se gonfleront graduellement du sang vital de la lectrice, de sorte que le génie de la littérature transgénique consistera à leur donner la faculté d’accéder à la vie, grâce à une telle nutrition, et de vivre longtemps, pour le plus grand plaisir de la lectrice elle-même. Et pour la survie de la littérature.
Que mes mots puissent convaincre! Que les dieux de l’Olympe orientent la trajectoire de mes flèches pour qu’elles sachent enfin, et sans peine, toucher leur cible.
C’est tout. Merci.
Je sors à l’instant même.

vendredi 1 décembre 2006

Test n° 237

(P-TRANSLIT-332-5234)
La révocation de Lady Denante de Pierre Sacher

Journal de Roberte Denante
Février 2004

Me voici revenir à la chair, vieille habitude, contractée pendant mon pensionnat, de rêver d’une pénétration débridée : trop fortes sont ces images d’il y a dix ans; il semble que loin de les atténuer, ma rencontre avec Octave les ravive à nouveau. Lui se réfugie dans la guérite du voyeur érotomane; moi, je sais que tu me veux sans nul partenaire, ô Maître, qui ne voulais pas même que je t’appelasse « Bon Maître ». Que me disais-tu que l’abstinence seule est vertu? Était-ce m’apprendre à me méfier de la sexualité, de la jouissance, et du godemiché quitte à vivre… ascète? N’était-ce pas plutôt m’exhorter à me passer de toute pénétration pour vivre bonne, juste et chaste? O toi, contempteur de tout plaisir, jusqu’à me libérer de celui que je voulus me faire à moi-même, serait-ce que tu me mettais en garde contre une décadence, une débauche, un narcissisme éhonté, la pire des idolâtries? Toi dont la semence autorise enfin chacun à dire : je suis la souillure, toi dont le supplice servit à sanctionner l’holocauste de nouvelles infamies, toi dont le membre assure la bonne conscience de tous les repus et l’extraordinaire patience des dévoyés – reçois ici le fruit de mes entrailles. Puissé-je mettre en bouche ta sublime offrande. Laissez les corps pénétrer les corps et, malgré l’exégèse que tu voudrais ici imposer, laissons le remords ensevelir le rat mort . […/interruption intempestive/...]

(diagnostic : dérive imprévue des isotopies; gène « textualité » devenu « sexualité »; tentative avortée à la phase de distribution automatisée des sèmes; permutations des balises éthiques; renversements métaphoriques de type 3; paradigme biblique réintégré dès P5; arrêt subit de la procédure. E.L.)

Patience! Please...

Chères lectrices et néanmoins amies,
(mais quel plaisir de savoir que j’ai déjà des lectrices, si tôt le matin – le matin de ma carrière de blogueur s’entend [avez-vous remarqué? Presque rien ne sépare le blogueur du blagueur, un tout petit phonème; mais il y a de ces différences qui font une différence, comme le disait un diplômé récemment]. Il y en a, je vous le jure, qui attendent toute une vie avant d’être lus, ce sont leurs héritiers qui récoltent les fruits des arbres qu’ils ont planté, et encore bien souvent ce n’est que de la purée. Moi, déjà, je dois répondre à mon vaste courrier. Et ce sont des pêches qu’on m’envoie! Mes lectrices sont sceptiques, soit; elles requièrent des preuves irréfutables, soit encore; elles craignent que ma littérature transgénique© ne soit que de l’air [quel gisement éolien tout de même!], rebelote; mais je préfère des vrais sceptiques à de faux amis. Et à défaut d’amis, je prendrai ces mécréantes qui me renvoient à mon clavier le vendredi matin.)
Or donc, chères lectrices,
vous craignez que ma LTG ne soit qu’une vaste fumisterie, une fricassée de stratégies éculées, issues d’un modernisme bon ton, mais Rome ne s’est pas faite en un jour! Je vous demande un peu de patience, un soupçon de foi et de générosité (de celle qui déplace des montagnes d’argent). Tant que le protocole TRANSLIT ne sera pas au point, je ne peux rien vous offrir de concret, je ne peux que vous promettre des résultats et vous donner en pâture des expériences anciennes qui attestent du bien fondé de ma démarche.
Soyez sans crainte, je me méfie, comme vous, du Vaporware.
Que d’autres avant moi aient déjà anticipé la révolution transgénique, je vous le concède et cela ne fait en rien pâlir mon étoile. Au contraire! Ça me rassure de savoir que je ne suis que le dernier d’une longue lignée de littéraires qui ont poussé à la limite les possibilités humaines de l’invention. Et ça me facilite la tâche que vous compreniez, exemples en main, le bien-fondé de ma démarche.
Des éclaireurs ont exploré ce territoire vierge que je me prépare à habiter.
Mais ne vous méprenez pas, ce que je propose n’est rien de moins que l’ouverture d’une nouvelle dimension langagière. La LTG sera aux lettres ce que déjà l’hypertextualité est au texte : un nouveau seuil de la littérature. Bien sûr, on a tenté de banaliser l’hypertextualité en donnant des exemples passés de liens entre des textes (notes et renvois, tabulations, structures encyclopédiques, etc.), mais la rupture opérée par l’hypertextualité est décisive. Entre des liens et des hyperliens, il y a un écart incommensurable et il se nomme l’électricité.
L’hyperlien, c’est la réalité du texte électrifié. Et l’hypertexte électrifié est au texte, ce que l’automobile est à la charrette.
Le protocole TRANSLIT, c’est la réalité de la littérature transgénique. C’est l’imagination transformée en code électronique. Finie la fée du logis! C’est à une nouvelle maîtresse de maison que je rêve. Une maison vaste et fonctionnelle, comme une machine moderne.
La littérature transgénique sera aux lettres, ce que le cinéma est aux premiers phénakistiscopes.
Je ne vous demande, mesdames, qu’un peu de patience.

mercredi 29 novembre 2006

Law and Order

La sécurité me rend anxieux (insecure diraient les Américains qui s’y connaissent en la matière). Mes propos paraissent sibyllins, je reformule : la présence accrue des forces de l’ordre et de la sécurité dans les lieux publics me rend nerveux.
Très nerveux.
Aux abords de l’UVAM, par exemple, et surtout dans le métro, le nombre de gardiens de sécurité et de policiers a augmenté dernièrement. On m’excusera de mettre dans le même panier gardiens et policiers, mais dans le feu de l’action, j’ai de la difficulté à les distinguer. S’ils portent un uniforme, des grosses bottes et surtout un air bête, ils appartiennent à la même tribu. La tribu des forces de l’ordre. Ils se promènent en groupes de deux ou de trois, ils sont vêtus de vestes pare-balles et, à leur ceinture, ils portent des armes, des menottes et une radio. Il ne manque que les chiens.
Cette présence me rend inquiet. Ont-ils augmenté, sans qu’on le sache, le niveau d’alerte à Montréal? Sommes-nous en danger? Des terroristes sont-ils à l’œuvre dans les souterrains du métro et de l’Université? Des bombes exploseront-elles dans un avenir rapproché?
Suis-je personnellement en danger? Je n’oublie pas le onze septembre.
Et je me fais du souci. Je me sens comme à l’adolescence, quand j’ai lu pour la première fois 1984 de George Orwell. Et si cette présence des forces de l'ordre était l’indice d’une transformation fondamentale de ma société? Une transformation d’autant plus pernicieuse qu’elle est subreptice…
Nous vivons une révolution négative.
Et nous commençons à subir un long processus de détérioration de nos libertés. L’État a déjà commencé à augmenter petit à petit la présence des policiers dans toutes les phases de notre vie. Dans le métro, dans les quartiers, dans les édifices mêmes de l’Université. Au début, on réagit, on rapetisse littéralement, mais rapidement on s’habitue. Ils sont là pour nous protéger après tout… nous, les travailleurs qui assurons à la société son vitalité et son produit national brut.
Mais, un matin, on se lèvera et les espaces publics seront passés sous contrôle policier; nos moindres faits et gestes seront surveillés par des caméras, des cartes de citoyen seront émises et devront être portées en tout temps, la loi et l’ordre règneront en maître. Et de nos libertés telles qu’on les connaissait, il ne restera plus rien. Comme un livre pilonné.
Je vous le dis, l’ordre est en train de supplanter la liberté comme principe social.
Quand j’arrive maintenant à l’UVAM, je ferme ma porte derrière moi. Je prête l’oreille à tous les bruits et entends en sourcillant le claquement des bottes sur le plélart du couloir, tandis que les forces de l'ordre font leur ronde de nuit.
Ma chaire me protège des regards inquisiteurs, mais je reste sur les dents. Au début, je craignais l’espionnage industriel; maintenant, je me méfie de tout ce qui porte un uniforme, de tout ce qui veut me protéger.

dimanche 26 novembre 2006

Au-delà du plagiat

Mon dernier billet semble en avoir confondu plus d’un.
Non, la littérature transgénique® n’est pas un cas de citation mal déclarée, que d’autres nomment du plagiat – oh! le vilain mot –, et que les diplômés identifient parfois comme de l’intertextualité (il y en a, je vous jure, qui n’ont pas le sens du mot bien fignolé, doux au regard et suave à l’oreille. Il faudrait interdire les mots contenant plus de trois "t", et quatre "s", tant qu'à y être! Vous rendez-vous compte... il y a soixante mots dans la langue française qui ont quatre "s" au singulier. Soixante! Quel tour de passe-passe la langue nous joue-t-elle parfois! Par contre, les quadruples "t" se comptent au goutte-à-goutte. C'est rassurant.)
Pour le dire en termes simples : le plagiat est à la littérature transgénique® ce que le maquillage est à la chirurgie plastique. Voilà!
Le maquillage est une opération superficielle, un ajout qui n’a aucune durée, du cosmétique comme on dit, tandis que la chirurgie s’impose par sa permanence, son action profonde, sous-cutanée, sur le corps. Elle le modifie, le transforme, lui apporte une nouvelle identité.
Il en va de même avec la littérature transgénique®. Elle n’est pas un simple collage, une opération en surface qui n’affecte que le tissu du texte; elle travaille au contraire à même la fibre de ce tissu. Si le plagiat est local, la littérature transgénique est généralisée. Elle n’apparaît pas à la surface du texte, mais est complètement camouflée. Son action se situe au niveau même des molécules. Elle est délocalisée, comme une goutte d’encre se dissout dans de l’eau.
C’est dire que son agir s’insinue dans toutes les molécules du texte et en transforme subrepticement l’identité. Comme une figure qui surgirait subitement d'un mur de pierre pour nous interpeller de son regard minéral.
À bon entendeur, salut!

vendredi 24 novembre 2006

Ancêtres transgéniques

Mes épaules ploient sous les responsabilités. Une nouvelle forme littéraire, vous vous imaginez! Que dirons de moi les générations futures? Les auteurs de demain. Je dois peser tous mes actes, surveiller mes dires, le monde à venir examinera mes moindres gestes, je dois être à la hauteur.
C’est le contemporain que je construis! Et je le fais une brique à la fois…
Mais je me console en pensant à mes ancêtres, à tous ces auteurs qui avaient déjà anticipé l’apparition du transgénisme littéraire. Je pense à Cervantès, à Jorge Luis Borges et à Italo Calvino. J'ai en tête les Laurence Sterne, Guy Tournaye et Enrique Vila-Matas de ce monde. Ils ont tracé cette voie que je poursuis maintenant dans l’abnégation la plus complète (si on oublie mes émoluments à titre de titulaire de la chaire de recherche en littérature transgénique de l’UVAM). Je pense aussi à Georges Perec et à Raymond Queneau, les illustres fondateurs de l’ouvroir de la littérature potentielle, à quelques pas à peine du transgénisme (j'ai longtemps songé à intituler ma chaire L'Oulitra).
Il y a James Joyce aussi, dont il faudra bien que je parle un jour, même si je suis incapable de lire plus de dix lignes de ses deux dernières œuvres sans sombrer dans un coma profond. Mais quel précurseur! Son Finnegan’s Wake est à la littérature transgénique ce que les profiteroles sont à la crème chantilly.
Plus près de nous, je ne peux oublier l’écrivain américain Donald Barthelme. Un illustre inconnu maintenant, mais un monstre sacré en son temps. Je bois un verre à sa carrière et à son art. Sa mort en a laissé plus d’un déconfit. Les pères finissent toujours par mourir et leurs fils doivent apprendre à reprendre le flambeau. Barthelme, c'est le père mort.
Certains de ses collages sont des prototypes du transgénisme littéraire. Il a appliqué une version rudimentaire et manuelle du protocole TRANSLIT, incrustant des syntagmes et des segments de phrases d’auteurs célèbres dans ses propres textes, créant ainsi des hybrides aux propriétés voisines du transgénisme.
Sa nouvelle la plus transgénique est, j’en mettrais ma main au feu, « L’ingénieur deuxième classe Paul Klee égare un avion entre Milbertshofen et Cambrai en mars 1916 » (in Émeraude, Paris, Denoël, 1992). Paul Klee, le célèbre peintre allemand, y apparaît non seulement comme personnage, mais comme un des auteurs-palimpsestes du texte (l’auteur-palimpseste est, aux dires des diplômés, l’auteur d’un texte en partie effacé, mais toujours perceptible dans un nouveau texte qu’il vient miner de l’intérieur – les brésiliens diraient « phagocyter »). Barthelme a produit un extraordinaire collage (à partir du journal de Paul Klee), qui anticipe sur le transgénisme dans tous ses aspects, sauf l’automatisation des procédés. Barthelme a tout fait à la main, mais son rêve est le mien. Ce serait trop long ici de le démontrer noir sur blanc, mais je conjure mes lecteurs, s'il en est, d'aller lire la nouvelle, le journal de Klee bien en main. Les résultats sont époustouflants. (Je dois à J.R. Berger, mon collègue et ami, d’avoir attiré mon attention sur cette nouvelle. Qu serait-on sans ami?)
La littérature ne se travaille pas seulement en surface, dans le développement de ses strates superficielles, mais en profondeur, au cœur même de sa chair et de ses organes vitaux.
Ils sont nombreux mes ancêtres, je leur dois cet avenir que je regarde sans cligner des yeux. Ils m’ont montré la voie et j’entends la suivre en dépit des sarcasmes et des médisances.
Des sarcasmes et des défections.

mardi 21 novembre 2006

Les rudiments bis

Je sens que je ne vous ai pas encore toutes et tous convaincus.
Allons-y d’un deuxième exemple!
J’ai le cœur joyeux, voyez-vous, je me sens généreux, malgré le temps maussade et le fond de l’air. Je me suis entendu avec Mme Juliette April de l’UNEQ. L’union m’invite! Moi qui n’ai jamais été syndiqué! Ils veulent entendre parler de ma nouvelle invention. Je suis invité à prononcer une conférence dans le cadre de leurs soirées littéraires. Oui, moi, Éric Lint, titulaire de chaire, dans le cénacle des écrivains… Mais ne nous laissons pas distraire.
Ouvrons cette fois, si vous le voulez bien, Anna Karénine de Léon Tolstoï. Concentrons-nous sur la toute première phrase du texte, ce que les diplômés nomment un incipit (pour faire simple : l’incipit est l’occiput du texte). La phrase nous apprend que « Toutes les familles heureuses se ressemblent. Toute famille malheureuse l’est à sa façon.»
Disons qu’on veuille moderniser le tout. Parce que les familles heureuses nous rendent maussade. Ou parce que le malheur, quand il s’abat sur une famille, rend tout méconnaissable. On sélectionne alors un gène d’un auteur un peu plus sarcastique, qui sait manier le verbe comme un cruciverbiste et qui n’a pas froid aux genoux, et on l’insère dans les divers syntagmes de la phrase. Qu’est-ce que ça donne? Oui, vous avez deviné juste : une toute nouvelle phrase! Plus incisive. Peut-être même légèrement salace…
Ce gène, il peut venir d’un roman de Vladimir Nabokov. Cet auteur correspond parfaitement au profil identifié. On prend le gène et on l'incruste dans la phrase de Tolstoï. Les résultats sont d’emblée spectaculaires.
Je les cite, vous serez ébahis : « Toutes les familles heureuses sont plus ou moins différentes, toutes les familles malheureuses se ressemblent plus ou moins. »
Ce n’est plus aussi naïf, n’est-ce pas? Et ça nous parle directement. Ça touche au cœur, ça émeut, des larmes tracent de minces lignes sur les joues des adolescentes au cœur sombre (Dolorès, oh! toi, ma douloureuse). Tous les malheurs, même s’ils paraissent relatifs, sont une fin du monde. Et il faut savoir s’en remettre, j’en sais quelque chose.
Si on fait, maintenant, la même opération sur l’ensemble du texte, on aura un tout nouveau roman où la fresque de Tolstoï se déploiera sur le mode ironique de Nabokov. On pourra d’ailleurs nommer ce nouveau roman, osons!, Ada Karénine.
Ce n’est qu’un très bref exemple, mais on devine peut-être mieux maintenant les balbutiements de cet art qui, lorsque je serai parvenu à le maîtriser, changera le visage de la littérature mondiale!
Tous les rêves sont permis…
Aucun ne m’échappera.

samedi 18 novembre 2006

Les rudiments

Où en étais-je?
Ah! oui. Le commencent.
(Ceci dit, vous ne devinerez jamais qui a téléphoné… Mme April. Oui, Madame Juliette April, adjointe à la direction de l’Union des écrivaines et écrivains du Québec! L’UNEQ, pour les intimes. Mais ne nous laissons pas distraire.)
Pour vous faire comprendre les possibilités infinies de la littérature transgénique®, le plus simple est d’en comparer le principe à celui des organismes génétiquement modifiés (OGM).
Rendons à César ce qui appartient à César.
Les OGM (ne pas confondre avec les ONG), ce sont les tomates qui ne gèlent pas, les melons d’eau sans noyaux, le maïs qui résiste aux parasites, le riz qui comprend ses propres pesticides et qui bientôt ne requerra plus d’être blanchi… La liste est longue de ces aliments qui bénéficient d’une transformation de leur patrimoine génétique.
La technique est maintenant éprouvée. Pour empêcher la tomate de geler, on insère un gène d’omble de l’Arctique dans sa structure génétique et on renforce sa capacité à résister au froid. Il fallait y penser. Cela donne une tomate au goût insipide, aux dires de certains, mais avec un peu de vinaigre balsamique, ça ne paraît plus. Et quels bienfaits pour l’humanité!
Les OGM nous disent en toutes lettres que nous avons déjà un pied dans l’avenir et que le progrès l’emportera sur la morosité ambiante. La technique a ses détracteurs, mais ils changeront vite d'avis quand ils n'auront plus rien à mettre dans leur assiette qui n'aura été modifié.
Or, ce qu’on peut faire avec les légumes, on le peut aussi avec les fruits de notre propre imagination. On peut le faire avec la littérature! Il suffit d’importer le gène d’un premier roman dans un second pour en améliorer, soit la texture, soit la trame narrative ou tout autre partie de son corps.
Je n’entrerai pas aujourd’hui dans le détail des opérations requises pour procéder à une telle revalorisation du patrimoine génétique d’un texte, mais laissez-moi au moins vous donner un petit exemple de mon crû.
Prenons L’assommoir de Zola. Vous trouvez ce roman assommant? Il vous tombe des mains, l’histoire vous laisse de glace, vous ne savez que faire d’une blanchisseuse? Ça arrive. La sensibilité moderne ne sait plus comment réagir aux mésaventures bénignes et déjà anciennes de Gervaise et de son auguste amant. Est-ce une raison pour ne plus lire le roman? Jamais de la vie! Mais on peut sans repentir entreprendre d’en réarranger le sens.
Si j’avais à travailler sur ce roman dans le cadre de ma Chaire, je lui ajouterais, disons, un gène du troisième tome des aventures de Harry Potter. Le gêne de la magie, par exemple. Si on parvient à insérer ce gène grâce au protocole TRANSLIT, le roman d’Émile Zola comportera subitement un peu plus de merveilleux. Le ventre de Paris ne sentira plus jamais pareil. Aucune personnage de Harry Potter ne s’y retrouvera; non, nous serons toujours aux prises avec Gervaise, Lanthier et Coupeau; mais au moins l’esprit des Harry Potter sera présent : les sortilèges, les espaces dérobés et les conspirations. Personne ne pourra y résister.
Les sutures ne paraîtront pas, entre autres parce que rien n’aura été transformé, du moins en surface. C’est en profondeur, au cœur même des structures élémentaires de signification du roman, que les modifications auront été apportées.
On pourra baptiser le roman transgénique obtenu : L’assommoir d’Azkaban de J. E. Rowling Zola.
Ça me fait penser que je devrai rapidement contacter un éditeur intéressé à publier cette nouvelle littérature.

mercredi 15 novembre 2006

Pour une littérature transgénique

Que les clairons sonnent la charge! Que les divas s’égosillent! A New Day Has Come!
Amis et complices. Ce n’est pas tous les jours qu’on assiste à la création d’une nouvelle littérature. Et ce n’est pas sans une certaine appréhension que je dévoile enfin les premiers résultats de la Chaire de recherche sur la littérature transgénique®, dont votre humble serviteur assume la direction depuis sa création.
Déroulez le tapis rouge et sortez les flûtes à champagne! La littérature nouvelle est arrivée. Elle n’est pas encore bien charpentée, mais qu’est-ce qu’une poutre quand déjà les murs porteurs ont été montés?
Vous vous demandez: qu’est-ce que la littérature transgénique®?
C’est l’œuvre de ma vie!
Déjà, en soi, cela devrait suffire. On ne consacre pas une vie entière à des balivernes, un doctorat en main et une chaire de recherche en banque.
Mais il en faut plus, je le sais, pour confondre les sceptiques. Une démonstration en bonne et due forme est de rigueur. Ce site, monté avec les maigres moyens que m’ont attribués l’Université (quelques écus à peine!), est consacré à cette démonstration. Je ne compte pas convaincre en une seule fois… Peu s’en faut! On ne modifie pas de façon radicale la littérature en un coup de cuillère à pot. Les révolutions prennent du temps à s’imposer. Les habitudes sont des freins au progrès. L’arrière-garde est un boulet qu’on traîne sans jamais s’en départir. Etc.
Mais qu’à cela ne tienne! Ma littérature transgénique vivra et c’est l’avenir même de la littérature qui s’en trouvera modifié. Plus jamais les enfants refuseront de lire les livres que nous leur offrirons à Noël. Les romans seront tout aussi palpitants que les jeux vidéo qui les hypnotisent à longueur d’année. Comment pourraient-ils résister à des récits qui ont été élaborés à leur intention et en fonction de leurs goûts personnels?
Mon invention sauvera la littérature! On parlera de moi comme du nouveau Alexander Graham Bell. Je serai le Norbert Wiener de ma génération. Ce qu’il a fait pour la communication et la cybernétique, je le ferai pour le texte et la littérature. Le Nobel ne pourra m’échapper. (Je rêve discrètement de ce moment quand le fil de presse annoncera au monde entier que le charmant et lunatique Éric Lint, titulaire de la chaire de recherche en littérature transgénique®, est le nouveau lauréat de l’académie suédoise. La consternation sur le visage de mes collègues du département! Les reconnaissances, les voyages, la grande vie…)
Pardonnez-moi, on me demande au téléphone. Je reviens dès que faire se peut.