dimanche 24 décembre 2006

Vœux de Noël

Déjà, quand j’étais jeune, le poids du regard des générations futures pesait lourdement sur mes frêles épaules. J’avais inventé avec un ami, dont je tairai le nom pour protéger sa réputation maintenant qu’il passe régulièrement à la radio, un jeu qui nous a longuement amusés : nous nous amusions à déjouer nos biographes.
L’idée était toute simple : que pouvions-nous faire pour embêter un biographe imaginaire qui viendrait, pour une raison que lui seul pouvait imaginer, passer nos vies au peigne fin?
Ceux qui entendent illico me traiter de mégalomane fini et narcissique doivent comprendre que j’ai été élevé dans la religion catholique, selon laquelle Dieu est partout présent et en tout temps. Il voit tout, il sait tout et rien ne peut lui échapper.
J’avais été très impressionné, jeune enfant, par ce regard constamment posé sur mon existence et en avais fait un principe de vie. Je me comportais comme si un être jugeait mes moindres actes, les plus tendres comme les plus pervers.
J’étais peut-être toujours soucieux (on le serait à moins!), mais je n’étais jamais seul.
En vieillissant, ce Dieu n’est pas disparu, il est simplement devenu un biographe imaginaire. Un observateur dont l’omniscience, l’omniprésence et l’omnipotence étaient réduites à la consultation a posteriori de documents laissés à son intention. Comme Dieu, il pouvait examiner ma vie; mais, contrairement à lui, il n’était pas infaillible, et on pouvait aisément lui compliquer la tâche.
Quand je partais en voyage, je m’envoyais à moi-même des cartes postales que je signais du nom de mon ami et je lui envoyais, à lui, des lettres où je me cachais sous d’improbables pseudonymes. À lire notre correspondance, il était impossible de déterminer qui était parti, qui était resté, qui avait fait quoi.
Nous mettions du désordre dans nos vies, les transformants en existences imaginaires, comme si des univers parallèles cohabitaient en une même sphère.
Nous avions même inventé une agence de détectives, l’agence Adaube – nom élaboré (comme on le fait avec le vin au Québec) à partir du nom de deux salons mortuaires connus dans la région –, et nous prétendions agir en son nom. Nous avions des listes de suspects, des coupables, des clientes à la Chandler et des loques à la Ellroy. Nous avions des missions et des enquêtes, des armes, des impers et des mallettes pleines de documents compromettants que nous nous échangions au coin des rues.
Que d’aventures imaginaires nous avons ainsi menées!
Nos vies étaient un théâtre.
Le jeu a duré trois bonnes années.
Un cartable contenait toutes les pièces de ce jeu, des cartes postales trafiquées aux fausses publicités parues dans les tabloïds gratuits; et nous l’ouvrions, les soirs de retrouvailles, pour nous remémorer le bon vieux temps.
Pourquoi je vous raconte ça, la veille de Noël? Je ne sais pas. Les murs de la chaire sont d’un blanc déprimant et je voudrais bien, je crois, retrouver le confort de ma jeunesse. J’aimerais encore sentir le regard d’une personne attentive se poser sur ma vie et dénicher, à travers mes états d’âme, ce qui me préoccupe vraiment.
Ceci dit, mon ami ne vient plus jamais à Montréal ou, quand il passe, il n’a plus de temps à consacrer à ces balivernes que sont nos périples passés. Je suis seul. Mon Dieu n’a pas encore pensé à me donner une compagne et c’est en Adam esseulé que je déambule dans les couloirs de mon Eden de misère.
Oh! je sais bien, je n’ai jamais vraiment cessé de jouer à contrarier mes biographes. Mais, avant que les mensonges qui me tiennent en vie ne perdent toute leur valeur à la bourse des vérités mobilières, je voudrais qu’on se souvienne de l’enfant que j’ai été. Un enfant abandonné. Un enfant qui a été laissé à lui-même et qui n’a trouvé de réconfort que dans les livres qu’il lisait de façon maniaque et les fictions qu’il s’inventait, transi dans ses draps d’orphelin.
Je ne veux pas tuer la littérature, malgré ce qu’on a dit, je ne veux que la rénover et lui redonner ce pouvoir qu’elle a perdu, maintenant que l’écran a envahi nos vies.

*

Je me suis acheté un arbre de Noël en papier que j’ai déplié et déposé au centre de ma table de travail. Il est petit, mais il me rappelle que des mystères nous entourent et viennent parfois susciter des miracles qui nous émeuvent.
J’ai fixé longuement l’ampoule de ma lampe de table et, ébloui, j’ai fermé les yeux, afin de faire un vœu.
Je ne les ai toujours pas rouverts.

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